par Sans Prétention » dim. 3 mars 2024 20:36
L’homme, son épouse et sa maîtresse
Charles*, marié et sexuellement actif
Je viens d’une famille modeste. Mon père était camionneur et ma mère était secrétaire mais elle n’avait pas été très scolarisée. À l’époque, on n’avait pas besoin d’aller beaucoup à l’école pour avoir ce genre de poste. Mais, moi, je suis allé dans une école d’ingénieur et je crois que j’étais le premier dans la famille à faire des études. Cela avait été tout un événement ! Personne, dans les connaissances de mes parents, n’avait un enfant qui était allé à l’université ou dans une grande école. Pour moi, finir ingénieur, c’était une fierté qui a été partagée par toute la famille. Mes parents sont toujours ensemble. Ils ont fêté l’an dernier leur anniversaire de mariage. Je ne pense pas que c’était l’amour fou entre eux [sourire] mais ils n’étaient pas non plus chacun de leur côté. Ils avaient chacun leur rôle et ils ont duré toute leur vie. Comme beaucoup de couples qui sont encore ensemble, ils vont te dire qu’ils ont connu des périodes difficiles mais que finalement, ils sont passés par-dessus. Mais, comme mon père était camionneur, il n’était pas toujours là. Je n’ai pas connu la vie de famille typique où tout le monde prend son repas du soir ensemble. J’ai deux sœurs dont je suis l’aîné. Je faisais beaucoup de sport, la vie était facile, je ne peux pas dire que j’ai eu des complications dans ma vie. (Charles, printemps 2014.)
Charles dit avoir eu une enfance heureuse. Mais il explique qu’un déménagement à l’adolescence depuis son village vers une grande ville a constitué un moment difficile, car il a dû couper les ponts avec tous ses amis d’enfance. Il dit ne s’être plus jamais fait de vrais amis ensuite. Cela étant, à 17 ans, il rencontrait celle qui allait devenir son épouse et mettait ainsi fin à son relatif isolement : les amis de sa petite amie devinrent les siens, ce qui ne lui plaisait pas vraiment car il se sentait dépendant du cercle de son amoureuse. Il explique aussi qu’il n’avait pas eu de petite amie avant elle ; il a donc épousé la première femme qu’il a rencontrée. D’après lui, ce fut peut-être une erreur qui expliquerait que, des années plus tard, il ait eu envie de connaître d’autres femmes pour se faire « une meilleure idée de ce qu’il voulait ».
Ingénieur, marié à 20 ans avec un premier enfant à 21 ans et un second à 23 ans, Charles devint PDG d’une grande entreprise avant 30 ans. Durant des années, son seul but dans la vie a été de s’occuper de sa famille et de travailler. Il se définit comme un « gars très responsable ». Il pense aujourd’hui qu’il s’est un peu oublié en devenant père de famille et manager très jeune. Durant dix ans, il dit avoir travaillé très dur pour s’en sortir financièrement et arriver au poste qui l’intéressait. Mais, une fois que sa vie professionnelle et sa situation financière sont devenues plus confortables, il a commencé à se questionner sur son avenir.
À 38 ans, il a ainsi commencé à considérer que sa vie sexuelle était insatisfaisante. Après avoir longuement tergiversé, cet homme éduqué dans le respect du mariage et de la famille, catholique pratiquant, a eu une aventure avec l’une de ses collègues et s’est inscrit sur un site de rencontres. Dans un premier temps, il voulait « voir comment cela se passait ». Mais, rapidement des occasions de rencontres galantes se sont présentées à lui et il a pris des rendez-vous avec des femmes célibataires. Au bout de quelques semaines de fréquentation du site, Charles avait trois maîtresses régulières. Six mois après avoir commencé à tromper sa femme, il décida de la quitter : il s’était rendu compte qu’il ne voulait pas finir sa vie avec elle et, considérant que leurs enfants étaient grands (14 et 16 ans), il demanda le divorce.
La période de séparation s’est avérée plus douloureuse et difficile qu’il ne l’avait imaginée, bien qu’il n’ait connu aucun problème matériel. Il s’était entendu avec son épouse pour qu’elle ait la garde des enfants, une pension alimentaire importante qui lui permettait de ne pas travailler si elle le souhaitait et la maison familiale. À la suite de son divorce, Charles déménagea et s’installa dans un luxueux appartement à Paris. Cependant, la solitude lui pesait et les amantes de passage ne satisfaisaient pas son besoin de compagnie. Il décida alors de s’engager avec l’une de ses maîtresses. Parmi les trois femmes avec lesquelles il avait maintenu des relations régulières, il choisit Agnès, après mûre réflexion. Il n’était pas plus amoureux d’elle que des autres mais le statut social d’Agnès était le plus élevé, son niveau d’instruction également et elle partageait avec Charles un même goût pour le sport et les sorties culturelles.
Quelques mois après s’être engagé auprès d’Agnès, Charles, qui n’avait pas choisi sa maîtresse en fonction de son appétence pour le sexe, estima, comme avec sa première femme, que ses besoins en la matière n’étaient pas satisfaits. Cependant, ayant vécu un divorce douloureux et souhaitant avoir une vie conjugale et familiale stable, il décida de ne pas quitter sa nouvelle compagne et de prendre une maîtresse pour combler les manques qu’il éprouvait dans son couple. Il recontacta donc Marta, l’une des deux autres femmes qu’il fréquentait clandestinement à la fin de son premier mariage et avec laquelle il s’entendait bien sexuellement.
Elle était célibataire, alors c’était pratique d’aller chez elle. Et avec elle, ça a duré trois ans et demi durant la première période. C’était hyperfacile : on se voyait régulièrement, une à trois fois par semaine et, de l’autre côté, j’avais une stabilité personnelle. Donc, le fait d’avoir un endroit avec une relation solide, normale satisfaisait le côté social et pour le côté sexuel, j’allais ailleurs. (Charles, printemps 2014.)
Pendant un peu plus de trois ans, Charles sépare ainsi sa vie sociale et conjugale de sa vie sexuelle et amoureuse. En effet, s’il ne se dit amoureux d’aucune des deux femmes, il explique néanmoins avoir, à certaines périodes, éprouvé des sentiments forts pour Marta. Il explique d’ailleurs que cela avait des répercussions positives dans son couple puisque, d’après lui, les deux relations étaient en symbiose : quand il avait des problèmes avec sa maîtresse, il en avait, par voie de conséquence, avec sa compagne et inversement, lorsqu’il vivait de périodes idylliques avec Marta, il était heureux avec Agnès. Selon lui, la relation secondaire impactait directement la relation primaire. Plusieurs fois, les amants se sont quittés car Marta, amoureuse de Charles, supportait mal sa position de maîtresse et l’absence de projets d’officialisation de leur relation. Lors de ces ruptures, que les amants appelaient leurs « quarantaines », Charles se rendait sur un site de rencontres et fréquentait d’autres femmes jusqu’à ce que la relation avec Marta reprenne. Il vivait cependant ces ruptures dans la douleur, expérimentant le manque laissé par l’absence de Marta. Parfois, les aventures engagées durant les périodes de ruptures se poursuivaient quelque temps alors qu’il avait repris sa liaison.
La relation avec Marta était suivie : ils se voyaient chez elle pour quelques heures ou une nuit, une à trois fois par semaine, ils réalisaient des petits voyages ensemble et partageaient beaucoup de leurs joies et de leurs peines. Par exemple, lorsque Marta a perdu sa mère, Charles s’est rendu aux funérailles. Par ailleurs, Marta a occupé, ponctuellement, un rôle de quasi-compagne, s’occupant des repas et autres affaires domestiques lors des visites de Charles. Marta a souvent fait part à Charles de sa douleur face à l’impossibilité de « passer à autre chose » avec lui mais celui-ci lui répondait inlassablement que si elle voulait avoir une vie amoureuse officielle – ce qu’il lui recommandait – il fallait qu’elle change de partenaire car pour lui, les choses étaient claires depuis le départ : il ne quitterait pas sa compagne.
Ce qui est le plus difficile dans l’infidélité, c’est l’inégalité : une personne qui est en couple avec une autre personne qui n’est pas en couple. Côté social, culturel, tout allait bien [avec sa compagne]. Côté familial aussi mais côté sexuel, non. Ce qui est arrivé, c’est que la relation avec cette personne devenait de plus en plus lourde parce qu’elle devenait insistante pour que je laisse ma conjointe alors qu’il n’en avait jamais été question. Alors, je me suis réinscrit sur un site de rencontres pour trouver quelqu’un de marié. J’ai trouvé, mais au bout de huit mois, cette personne a laissé son conjoint. C’est une femme qui n’était pas aimée, ni appréciée par son conjoint et quand on a commencé à sortir ensemble, ça a été l’explosion. L’amour qu’elle n’avait jamais vécu, la sexualité qu’elle n’a jamais connue et ça a été trop. Elle a quitté son couple. Je me suis donc retrouvé de nouveau avec une partenaire célibataire. (Charles, printemps 2014.)
Charles rompt donc avec cette femme et reprend sa liaison avec Marta.
Au cours des nombreux échanges épistolaires que nous avons eus, Charles m’a confié qu’il ne savait pas s’il était amoureux de Marta bien qu’il éprouvât une grande affection pour elle. Il pense que c’est peut-être de l’amour. Il la décrit comme drôle, extravertie, sympathique et excellente partenaire sexuelle. Malgré tout le charme qu’il lui trouve et leur grande compatibilité sexuelle, elle n’est, d’après lui, ni assez instruite, ni assez sportive pour qu’il envisage de s’unir avec elle. Au moment de l’entretien, Charles n’était pas non plus certain d’avoir aimé Agnès.
Au printemps 2013, Agnès reçoit une lettre anonyme dans laquelle on lui explique que son mari entretient une liaison avec l’une de ses secrétaires. Quelque temps auparavant, parallèlement à sa relation avec Marta, Charles avait en effet entrepris une liaison avec l’une de ses subalternes. Il ne sait pas qui a envoyé le courrier qui dénonce son infidélité et, face aux questions d’Agnès, il avoue son aventure au bureau. Agnès est profondément blessée et ne comprend pas ce qui s’est passé. Elle dit à Charles qu’en ce qui la concernait, leur vie conjugale était parfaite ; elle se sent désorientée et le comportement de son conjoint lui échappe. Charles lui explique que le problème venait selon lui de leur sexualité, sur laquelle elle détenait le pouvoir : quand elle en avait envie, ils avaient des rapports ; quand elle n’en avait pas envie, ils n’en avaient pas. Il précise qu’il avait décidé, après son divorce, que sa sexualité n’appartiendrait plus jamais à personne d’autre que lui.
Je trouve qu’il y a beaucoup de femmes qui jouent avec la sexualité de leur conjoint. Si ça les tente, elles veulent et si cela ne les tente pas, le mari est obligé de renoncer à la sexualité. Je me suis rendu compte de ça et je me suis dit que plus jamais ma sexualité n’appartiendrait à personne. C’est personnel. Je ne la donnerai plus à personne. (Charles, printemps 2014.)
Après plusieurs longues discussions, Agnès propose à Charles d’avoir plus fréquemment des rapports sexuels avec lui, de s’impliquer plus fortement dans leur sexualité et en contrepartie, elle lui demande de mettre fin à ses infidélités. Charles promet à Agnès de ne plus la tromper. Pendant plusieurs semaines, leur vie amoureuse et sexuelle devient très riche et tous les deux se réjouissent de ce renouveau dans leur couple. Mais, Charles cède de nouveau aux avances de sa secrétaire. Il couche avec elle et Agnès l’apprend. La désillusion et le sentiment de trahison de cette dernière sont immenses. La crise conjugale prend alors une ampleur sans précédent et met fin à leur union. Charles quitte le domicile commun pour s’installer dans un nouvel appartement.
Au cours de notre entretien, Charles déclare qu’il ne sait pas pourquoi il a trahi sa parole alors que sa sexualité avec Agnès n’avait jamais été aussi satisfaisante. Il pense qu’au fond de lui, il voulait mettre fin à leur relation, qu’il en avait assez de la vie qu’il menait et qu’il n’a rien fait pour améliorer sa vie avec Agnès. Il rapporte qu’au cours des conversations qu’il a eues avec elle, depuis leur rupture, elle lui a confié qu’elle éprouvait de la honte : la honte d’avoir été trompée, la honte de n’avoir rien vu. Certainement, la honte de s’être fourvoyée.
Mais Charles ne comprend pas ce sentiment de honte et pense que ses difficultés sont davantage dues à sa situation matérielle, qui s’est un peu dégradée depuis leur rupture. Il n’exprime ni regrets, ni culpabilité, ni honte, ni haine, ni colère. Il est calme et serein en apparence et explique son histoire principalement par le fait qu’il a une libido plus importante que la plupart des gens. Cependant, sur les conseils d’Agnès qui lui a dit « qu’il était malade », il suit depuis quelques mois une psychothérapie dont il dit être curieux de la suite. Lors des semaines qui suivent la séparation, Charles ne regrette pas sa compagne mais la solitude lui pèse. Il s’inscrit alors de nouveau sur un site de rencontres et fait la connaissance de Valérie. Elle a dix ans de moins que lui, une fille de 11 ans, elle est divorcée et elle lui plaît. Ils partagent une même passion pour le sport et la nature ; ils s’entendent, d’après lui, très bien sexuellement.
La première fois que j’ai interviewé Charles, cela faisait six semaines qu’il sortait avec Valérie. Quelques mois plus tard, il était toujours avec elle. Il ne parlait pas d’amour mais estimait que leur entente était toujours aussi bonne, notamment au niveau sexuel :
Lorsque j’avais rencontré Agnès, la précédente, au début, tout était bien puis progressivement, la sexualité est devenue moins importante. Alors, j’ai beaucoup réfléchi avant de m’engager avec Valérie. Elle a une libido très importante mais je n’ai pas voulu faire la même erreur, alors j’ai voulu évaluer tout l’aspect sexuel et relationnel avant de m’investir. On a eu une bonne discussion et j’ai décidé de lui expliquer tout ce qui s’était passé dans mon couple et pourquoi ça n’avait pas fonctionné. Je me suis dit : « Vaut mieux lui dire plutôt qu’elle l’apprenne dans quelques mois par un autre réseau et que pour elle, ce soit un élément majeur qui fasse qu’elle pense que ça ne fonctionnerait pas. » [Je lui demande ce que Valérie en a dit.] Elle a été très surprise que j’ai fait ça, elle ne pensait pas que j’étais le genre de personne à faire ça [il est gêné]. Je suis quelqu’un de timide et de réservé et la timidité, ça reste en nous pour toujours, on apprend seulement à la contrôler. Mais je lui ai expliqué que finalement, les personnes qui ont l’intention d’avoir une relation extraconjugale, c’est très facile aujourd’hui avec la technologie, que l’on n’a pas besoin d’être extraverti pour ça. On peut être timide et fréquenter beaucoup de femmes grâce aux sites de rencontres. Mais on ne peut pas dire que cela ait rendu ma vie facile et donc, je me suis dit que je me donnais pour objectif de l’éviter. L’avenir dira. Mais disons que je ne vais pas faire exprès pour rencontrer quelqu’un, je ne vais pas aller sur Internet par exemple. (Charles, été 2014.)
Cependant, Charles craignait que son passé d’infidèle ne le conduise, malgré tout, à tromper Valérie un jour ou l’autre, si l’occasion se présentait. Au printemps 2015, j’ai recontacté Charles pour savoir où en était sa nouvelle vie conjugale. Il m’a dit qu’il poursuivait sa relation avec Valérie et que tout allait bien avec elle. Lorsque je lui ai demandé s’il avait des nouvelles de Marta, il m’a dit qu’il avait passé une nuit avec elle, quelques semaines auparavant. Il m’a expliqué qu’elle l’avait contacté et qu’il avait voulu la voir par curiosité, pour voir ce qui allait se passer. Marta n’est au courant ni de sa séparation d’avec Agnès, ni de sa nouvelle vie conjugale. Charles est donc allé la voir comme si rien n’avait changé et ils ont fait l’amour. À la fin de ce dernier entretien, Charles m’a demandé si je pouvais l’éclairer sur les motivations de Marta qu’il ne comprenait pas. Son questionnement tournait autour du fait que, selon lui, elle savait pertinemment qu’il ne s’unirait jamais avec elle officiellement et que malgré tout, elle continuait de l’aimer et de vouloir le voir. Cela semblait être une véritable énigme pour Charles. Hélas, je n’ai pu lui apporter aucune réponse. En revanche, il n’a fait aucun commentaire sur le fait que Valérie n’était pas informée de sa visite à Marta.
La « maman » et la « putain »
La place de Marta dans la vie de Charles n’est pas singulière. Le comportement de celle-ci non plus. Dans les discours des hommes, la différenciation observée entre leurs maîtresses – qu’ils décrivent comme intéressées par le sexe et sexuellement disponibles – et leurs épouses – dont ils disent qu’elles ne sont pas assez actives sexuellement – n’est pas sans rappeler le double standard sexuel des bourgeois du xixe siècle. Dans leur jeune âge, ces derniers identifiaient les jeunes filles auxquelles ils faisaient la cour à la pureté, tout en fréquentant, parallèlement à leurs amours romantiques, des prostituées, des cousettes ou des grisettes, qu’ils abandonnaient (parfois seulement provisoirement) pour épouser l’héritière de bonne famille. Après le mariage, beaucoup de ces hommes continuaient d’entretenir une « fille » (Corbin, 1987, p. 860). Le système patriarcal multiséculaire, bien qu’ayant évolué au fil du temps, bien que présentant différents aspects selon les contextes, instaure dans les représentations, les pratiques et les institutions une frontière entre les « femmes vertueuses » et les « femmes de petite vertu », entre une « épouse » et une « fille ». Cette séparation a été conceptualisée, au début du xxe siècle, sous le terme de « clivage » par Sigmund Freud, qui l’expliquait comme un symptôme névrotique ne concernant, d’après lui, que quelques hommes (Freud, 1905, 2014).
Or les recherches en sciences humaines et sociales montrent d’une part que tous les hommes – et pas seulement une minorité –, à des niveaux divers et selon des modalités différentes, sont concernés par ce clivage, mais d’autre part que les femmes sont aussi travaillées par lui, quel que soit leur milieu social. Certaines incarnent des figures féminines connotées négativement, à travers la prostitution (réelle, métaphorique, virtuelle...) par exemple ; d’autres symbolisent des figures considérées comme positives à travers la « féminité mascarade » (paraître féminine) ou le maternalisme (dévouement à la maternité) (Lemoine-Luccioni, 1976). Mais, d’une manière générale, la plupart des femmes sont aux prises avec des injonctions sociales contradictoires (être sexy et mère ; épouse et sexuellement disponible ; active professionnellement et gardienne du foyer, etc.). Ce clivage produit chez les femmes des ambivalences sociales et psychiques générant des tensions intérieures largement renforcées par des discours médiatiques, notamment ceux de la presse féminine, qui somment leurs lectrices d’être à la fois une « bonne mère » et une « bonne professionnelle », attirante tout en se présentant comme respectable, sexuellement entreprenante tout en fondant un couple stable...
La psychologue Gail Pheterson a montré que toutes les femmes sont soumises à une menace symbolique permanente d’être stigmatisées comme « putain », menace analogue à celle du viol (1995, 2001). Il s’agit d’un processus multiséculaire de contrôle du corps et du comportement des femmes, inscrit dans les logiques de la domination masculine propres aux sociétés patriarcales. Sa fonction sociale est d’empêcher les femmes d’accéder à l’autonomie sexuelle tout en les divisant en deux groupes adverses, les « putains » et les autres. Chez les maîtresses d’hommes mariés, la tension générée par le classement social des femmes selon leur vertu, autrement dit leurs comportements sexuels et leur rapport à la maternité et à la conjugalité, est omniprésente dans les discours. Ces femmes qui aiment des hommes mariés sont aux prises avec d’une part, une idée de l’amour qui justifie « toutes les folies » et d’autre part, la crainte de tenir, malgré elles, un rôle de femme de petite vertu auprès de leur amoureux.
Ne pas devenir une « pute gratuite »
Il est 22 h 28, j’écoute d’une oreille France Inter, une émission sur les prostituées qui essaient de sortir de ce monde glauque. Magnifique émission, témoignages, avec des similitudes avec les maîtresses libres, dans le sens où on se sacrifie à l’autre, on donne le pouvoir à l’autre, on ne sait pas prendre réellement soin de soi, jusqu’au jour où... soudain... [cette femme fait ici référence implicitement à des échanges sur le blog encourageant les maîtresses d’hommes mariés à quitter ces derniers.] Et moi je me dis que trop souvent, pour discuter avec plein d’hommes sur un site de rencontres adultères, les maîtresses sont des « call-girls gratuites » pour eux... Ou des putains (j’emploie ce mot avec beaucoup de respect et de tendresse) à l’ancienne, romantiques, comme dans les bordels avec dentelles et musique et hygiène garantie, mais franchement il faut que nous arrêtions de leur rendre la vie si facile aux hommes mariés... Enfin, nombre d’entre nous sommes sur la voie de la sérénité. (Propos recueillis sur le site Marié mais disponible, octobre 2014.)
Une autre femme écrivait, deux ans auparavant, sur le même site : «
Pas de nouvelles pendant une ou deux semaines, rien de rien, puis tout à coup un SMS me demandant si je suis libre telle soirée. Je me fais l’effet d’être une escort girl (c’est plus joli comme nom que pute). » (Mars 2012.)
Que ce soit dans les entretiens ou sur les blogs, la crainte de tenir un rôle de prostituée auprès de l’homme qu’elles aiment revient souvent et constitue une source d’angoisse importante chez les femmes, qu’elles soient mariées ou non. Il n’est guère étonnant que cette question de la place de la maîtresse dans une telle configuration se pose en ces termes pour ces femmes qui n’ont pas choisi délibérément de « rester dans l’ombre ». En effet, la primauté explicite des rapports sexuels comme fondement des relations extraconjugales conduit les femmes à être particulièrement attentives à satisfaire sexuellement leur partenaire car depuis des siècles, les femmes ont intériorisé les désirs masculins et s’efforcent de les satisfaire (Knibiehler, 2002). Or, lorsque leurs « besoins » affectifs ne sont pas reconnus ou satisfaits par l’homme, cette attention les renvoie symboliquement aux relations prostitutionnelles et génère un sentiment d’humiliation spécifique.
D’ailleurs, au fil du temps, les femmes, qu’elles soient mariées ou non, qu’elles aient d’autres partenaires sexuels ou non, proposent des sorties sans lien direct avec la sexualité à leur amant. Karine raconte ainsi avec une certaine tristesse que si elle ne proposait pas autre chose que des rendez-vous « pour coucher », ils ne feraient « que ça ». Elle explique qu’il était important pour elle que Gaël ne la voie pas uniquement pour avoir des rapports sexuels. Elle précise qu’avant d’accepter d’avoir un rapport sexuel avec lui, elle s’était assurée qu’il ne la prenait pas « pour une pute ». Pour tester la moralité de son amant, elle l’avait mis à l’épreuve en l’invitant plusieurs fois dans un appartement prêté par sa sœur, seul à seul, sans avoir de contacts charnels. Une fois rassurée sur le fait qu’il ne la fréquentait pas pour « s’amuser », elle avait accepté des relations sexuelles avec cet homme.
En ce qui concerne les maîtresses « libres », l’absence de terme spécifique socialement admis pour nommer un homme marié avec lequel une femme célibataire entretient une relation amoureuse est significative. Sur le site regroupant des centaines de témoignages de femmes dans cette situation, ces hommes sont désignés par l’acronyme MMD pour « marié mais disponible ». Les femmes parlent ainsi de « leur MMD » comme elles parleraient d’un conjoint. Derrière l’absence de terme socialement reconnu pour désigner un homme marié du point de vue de sa maîtresse célibataire se profile sans nul doute le spectre de la relation prostitutionnelle.
Nous pouvons souligner cependant qu’un homme célibataire ayant une relation suivie et exclusive avec une femme mariée ne dispose pas non plus d’un terme spécifique pour désigner cette femme mariée qu’il aime. Le psychanalyste Jean-Michel Hirt, interrogé pour un article du magazine en ligne Marie Claire portant sur cette question, appelle ces individus des « hommes-maîtresses » et les définit comme détenant des qualités qu’il nomme « féminines » : tendresse, attention, etc. J’en ai rencontré (sans jamais pouvoir les interviewer), entendu parler et j’ai lu ici ou là des témoignages de ces hommes « libres » ayant une liaison avec une femme en couple. Mais, à la différence de nombre de femmes dans la même situation, il ne semble pas qu’ils conçoivent cette relation comme un « quasi-couple » qui impliquerait qu’ils s’abstiennent d’avoir des relations intimes avec d’autres femmes. Je peux parler ici par exemple du cas de Marc*, que je connais, avec lequel j’ai eu des échanges. Il est l’amant d’une femme mariée depuis plus de dix ans. Il est fou amoureux de cette femme plus âgée que lui, mariée avec un homme ayant une situation professionnelle bien plus confortable que la sienne. Ce dernier a longtemps rêvé que son amoureuse quitte son mari pour lui mais au fil des années, il a compris qu’il n’en serait pas ainsi. Il a alors vécu, parallèlement à son histoire d’amour, d’autres histoires avec des femmes libres. Cependant, il n’a jamais quitté la femme mariée qui est « l’amour de sa vie ». Il m’a annoncé avoir renoncé à fonder une famille ou à avoir des enfants, comblé, dit-il, par son « amour impossible ». Je ne dirais pas de Marc qu’il est un « homme-maîtresse » car s’il a souffert quelque temps de ne pouvoir vivre au grand jour son amour, il n’est pas fidèle à la femme qu’il aime et en aime d’autres. Il a même connu une histoire de deux ans avec une femme célibataire, avec laquelle il a partagé sa vie tout en continuant de fréquenter la femme mariée. Les maîtresses libres et inscrites durablement dans une relation avec un homme marié, même lorsqu’elles renoncent à l’idée d’un amour officiel, ont parfois d’autres partenaires sexuels que leur amoureux marié, mais cela semble rare (c’est en tout cas ce qui se fait jour dans les discours). En outre, elles ne partagent pas durablement leur vie entre une relation stable avec l’homme marié et d’autres relations longues et amoureuses avec des hommes libres (avec lesquels elles partiraient par exemple en vacances, en week-end, dont elles rencontreraient la famille). Les représentations et pratiques sociales des femmes et des hommes ayant une histoire durable avec une personne mariée (dans le cadre de relations hétérosexuelles) diffèrent fondamentalement les unes des autres.
D’une part, historiquement, le terme « maîtresse » renvoie à des formes de prostitution spécifiques, notamment en ce qui concerne le rapport financier explicite ou implicite entre les partenaires. Au cours des siècles, les hommes appartenant aux groupes sociaux dominants ont entretenu des maîtresses, se faisant souvent un devoir de les mettre à l’abri du besoin, qu’il s’agisse des favorites dans la société aristocratique ou des amantes et autres « danseuses » de la bourgeoisie émergente du xixe siècle. D’autre part, une femme non mariée ayant des rapports sexuels avec un homme dont elle n’est pas « l’officielle » est considérée séculairement dans nos sociétés comme une « pute ». Dans les configurations de genre que représentent les liaisons entre un homme marié et une femme célibataire, le « stigmate de la putain » pèse lourdement sur les représentations des deux sexes.
En effet, l’insistance systématique des hommes sur le fait que leurs amantes soient mariées ou non, sur le respect qu’ils leur portent, le refus de certains d’avoir des relations sexuelles dans des hôtels ou d’utiliser le terme « maîtresse » par exemple, dénotent un malaise concernant la place de ces femmes. Cependant, tous les hommes soulignent les satisfactions sexuelles que leurs amantes leur procurent, certains expérimentent avec elles des pratiques nouvelles, jamais connues avec leur compagne ni avec d’autres partenaires. Sur les blogs, les hommes expliquent volontiers en détail les pratiques sexuelles qu’ils trouvent particulièrement excitantes (comme la fellation) qu’ils ont avec leur amante mais plus avec leur conjointe. D’autres font part de leur découverte de la sodomie et de leur plaisir à donner du plaisir de cette manière à leur partenaire. D’autres encore explorent non seulement des pratiques mais des univers de sexualité qui sont spécifiquement réservés à l’amante : échangisme, usage de sex-toys, visionnage de films pornographiques à deux, pratiques sadomasochistes, etc. La sexualité adultère se décline selon un modèle pornographique qui se conjugue avec le modèle historique de la relation prostitutionnelle. Elle peut, plus ou moins ouvertement, transgresser les normes sexuelles qui régissent la sexualité conjugale de ces hommes mais, dans tous les cas, la sexualité avec l’épouse est différenciée de la sexualité avec la maîtresse par la disponibilité sexuelle de cette dernière et les possibilités d’exploration de pratiques et d’univers sexuels spécifiques.
Les tensions et affrontements que l’appropriation implicite du « stigmate de la putain » implique dans les interactions entre les maîtresses et les hommes mariés sont renforcés par des différends entre des partenaires dont les « orientations intimes » diffèrent. En effet, si les maîtresses « libres » en souffrance semblent résolument s’inscrire dans un « modèle de sexualité conjugale », les hommes qu’elles aiment paraissent être plutôt dans un « modèle du désir individuel ». Celui-ci n’exclut ni les sentiments, ni la durée de la liaison, mais il est fondé sur une approche plus narcissique qu’altruiste de la relation avec la partenaire.
Claire* est l’amante de Jérôme* depuis deux ans quand elle décide de se séparer de son conjoint (qui l’a déjà chassée à quelques reprises, ayant découvert sa liaison) et de s’installer seule dans un appartement, où son amoureux la rejoint régulièrement. Pourtant, contre toutes attentes, alors que le contexte est favorable au développement d’une relation d’intimité de couple, le scénario dans lequel les deux amants s’installent ne lui convient pas, car il y est toujours principalement question de rapports sexuels. Cela lui laisse un goût amer, elle n’aime pas se penser comme sexuellement disponible, ni que ses rencontres avec Jérôme soient tournées prioritairement vers le sexe.
Plus que les amours officielles, l’amour adultère est bien travaillé par le prisme de la prostitution. « L’échange économico-sexuel » qui, selon l’anthropologue Paola Tabet (2004), s’étend de la passe à l’institution matrimoniale, est particulièrement saillant lorsque l’homme bénéficie d’une situation économique supérieure à la femme. Mais même dans les situations où les amants ont des ressources matérielles relativement proches, les usages en matière d’adultère conduisent souvent l’homme à payer notes d’hôtel et de restaurant. Lorsque leur maîtresse est célibataire, ils contribuent parfois à payer le loyer ou les vacances de celle-ci.
Le cas de Maïté* présente une tout autre configuration. L’amant de cette femme de 45 ans mène une vie libertine à l’insu de son épouse. Or, malgré une situation économique très confortable (il est chef d’une grande entreprise multinationale), celui-ci exige de son amante qu’elle se charge des réservations et factures d’hôtels luxueux où ils se rendent. Elle accepte de se plier à ces injonctions – comme à d’autres comme nous le verrons – non sans se plaindre lors de l’entretien du toupet de l’homme qu’elle aime. Maïté paye, accepte contre son gré de rencontrer les autres maîtresses de son amant, tolère avec une souffrance silencieuse qu’il les appelle lorsqu’ils font l’amour. Au cours du long entretien que j’ai eu avec elle, elle finit par déclarer : « Je voudrais être lui. » Nous avons affaire à une relation peu ordinaire dans laquelle la maîtresse envie le pouvoir et la liberté qu’elle attribue à « son homme » et devient complice, à son corps défendant mais en toute lucidité, de sa propre aliénation.
Toutes les femmes ne rejettent cependant pas explicitement l’assimilation qui peut être faite entre le rôle de maîtresse et celui de prostituée. Certaines femmes mariées revendiquent, sur des blogs, être les « putes de leur amant ». Elles expliquent sur Internet qu’elles l’assument et qu’elles en retirent de grandes satisfactions sexuelles. Elles narrent les moments érotiques (réels ou imaginaires) avec leur partenaire clandestin. Se distinguant ostensiblement et avec une certaine condescendance des femmes qui souffrent de n’être que « maîtresses », ces femmes se veulent libérées du carcan conjugal et dressent un tableau d’elles-mêmes comme étant sexuellement actives mais élégantes, intéressées par le sexe mais intelligentes ; amantes exceptionnelles mais qui n’ennuient pas les hommes.
J’ai rencontré deux femmes, Juliette* et Sabrina*, se présentant de cette manière : photos et récits érotiques étaient omniprésents sur leurs blogs aujourd’hui disparus. Lorsque j’ai fait la connaissance de chacune d’entre elles (séparément), aucune ne portait les talons de 12 cm décrits dans les blogs, le maquillage, une tenue affriolante ou particulièrement féminine. Leur allure était celle de mères de famille que rien n’aurait distingué d’autres mères de familles de milieux sociaux intermédiaires. Je dois dire qu’après plusieurs échanges et la lecture de leurs récits sur Internet, je fus surprise par l’apparence de mes informatrices et par leurs discours (bien qu’aucune des deux n’acceptât d’être enregistrée), où il était plutôt question des désillusions de leur mariage que de liaisons à haute teneur érotique. L’une et l’autre aimaient un homme marié qui « les faisait rêver », l’une et l’autre « caricaturaient » la prostitution sur Internet pour parler de cet « amour impossible ». Ce rapport à la séduction – où talons hauts, bas résille, fellations, sodomies, mots crus et définition de soi comme « putain » sont revendiqués – a été analysé par la sociologue Catherine Deschamps comme « l’adjuvant du désir de femmes lors de rapports de séduction non officiellement monétarisés » (2011, p. 396). Le discours de ces blogueuses se caractérise aussi par le fait qu’elles disent, plus souvent et plus systématiquement que les autres, aimer leur conjoint et leur amant :
Je ne suis pas qu’une infidèle, je préfère dire polyamoureuse. J’aime deux hommes depuis longtemps, même si la définition du polyamour voudrait que tous les partenaires soient au clair... Mais j’ai aimé mon amant et pas au détriment de l’amour pour mon mari. Ce n’est ni de la simple tendresse, ni de l’attachement mais bien des sentiments amoureux que je porte à mon mari. (Sabrina, novembre 2013.)
Sabrina tenait un blog dans lequel elle revendiquait une lignée féminine avec les favorites, illustrant ses propos avec des photos érotiques évoquant la luxure des courtisanes d’antan. Dans ses écrits, l’érotisme et le désir de son amant pour elle étaient sans doute largement amplifiés par rapport à la réalité. Cependant, au cours de notre discussion, elle a beaucoup insisté sur l’idée que la « place » qu’elle tenait auprès de son amant la comblait et qu’elle se voyait comme une femme ayant une vie exceptionnelle. Quelques mois après notre entrevue, l’amant de Sabrina rompait avec elle, argumentant qu’il voulait vivre d’autres aventures sexuelles. Sabrina m’écrivit un message où elle disait beaucoup souffrir de la fin de cette liaison qui avait duré un peu plus de dix ans. Elle ne pensait pas que cela pouvait lui arriver car elle avait tout fait pour qu’il ne la quitte pas : elle ne lui avait jamais rien demandé, elle avait été toujours disponible, elle l’avait soutenu, il avait toujours été là pour elle, leur lien lui semblait inaltérable. Après plusieurs semaines, Sabrina révisa cependant leur séparation sous un angle romantique : elle m’expliqua que son amant s’en était allé comme un passant s’en va, qu’il n’y avait pas eu de heurts entre eux, tout était beau, même la séparation. Je n’eus plus d’échanges avec elle.
J’ai rencontré Juliette lors d’un après-midi de printemps, dans une ville située entre Lyon et Montpellier. Sur son blog, elle expliquait comment elle séduisait les hommes ; aucun ne semblait lui résister : ni ami, ni collègue, ni voisin. Elle racontait sa liaison avec un homme qu’elle aimait sans pour autant vouloir quitter son mari qu’elle disait aimer aussi. Ses récits érotiques étaient très travaillés, les mises en scène décrites avec soin. À la lecture de ses billets, on imaginait une femme « double », à la fois « mère de famille respectable » et « vamp ». J’entrepris une correspondance avec elle et lui expliquai mon travail. Au bout d’un an, elle me proposa de la rencontrer. Je vis alors une femme plutôt petite, sans maquillage, portant des vêtements ordinaires et des chaussures plates. Son apparence m’étonna. Nous parlâmes un peu, elle ne se livra quasiment pas. Elle me dit qu’elle avait bien un amant depuis deux ans mais qu’elle était surtout malheureuse avec son mari. Je n’eus plus de nouvelles de Juliette après cette entrevue et elle ferma son blog.
Sur les blogs et les forums dédiés aux relations extraconjugales, qu’elles la revendiquent ou qu’elles la fuient, l’image de la putain est omniprésente dans le discours des femmes ou sur les femmes. Selon les entretiens, la durée de la relation, loin d’atténuer le sentiment d’être fréquentée « seulement pour le sexe » comme on pourrait le penser, tend plutôt à l’accroître, avant qu’une séparation ou une reconfiguration de la relation ne vienne l’atténuer. En effet, la peur d’être prise pour une putain par son amant n’est pas immédiate. Les premiers temps d’une liaison amoureuse signifient souvent, pour les femmes, l’amorce d’une possible nouvelle conjugalité. Durant les premiers mois de la relation, la focalisation de celle-ci sur une sexualité torride est interprétée comme un effet de la passion amoureuse. Ce n’est qu’après plusieurs mois, voire une première année, que les femmes commencent à questionner le sens de la relation. Pendant une période relativement longue (quelques mois ou quelques années), le spectre de la relation prostitutionnelle les hante. Il s’agit de périodes de négociations implicites ou explicites sur l’orientation de la liaison. Si la relation extraconjugale s’installe en tant que telle, pour elle-même, et que les femmes concernées renoncent à l’officialisation, une recomposition des représentations et des pratiques s’opère le plus souvent, qui donne une certaine place à des rendez-vous qui ne sont pas directement orientés vers la sexualité.
Consentements féminins
Généralement, les hommes annoncent dès les premiers jours de la relation à leur amante mariée qu’ils ne quitteront pas leur épouse. Jeanne, une femme mariée de 90 ans qui a eu un amant marié, dont la relation a duré quarante ans et n’a cessé qu’avec le décès de l’amant, m’a expliqué, comme Luce*, que dès le début de leur liaison, l’homme dont elle était tombée amoureuse lui avait assuré qu’il ne quitterait pas son épouse. Elle dit l’avoir accepté et ne plus jamais être revenue sur cette question.
Alors, son épouse, c’était sa cousine. Il était marié avec sa cousine. Donc, il était avec elle depuis toute sa vie. Donc, sa cousine, c’était quelqu’un... D’ailleurs, je la connais. C’est une personne très intelligente et puis qui devait l’adorer, je pense. [...] Il m’avait dit tout de suite – sa femme s’appelait Lucie – : « Je ne me séparerais jamais de Lucie. » Ça, je me l’étais mis dans la tête. (Jeanne, printemps 2012.)
Il semblerait ainsi que l’inscription irrévocable de la relation dans la clandestinité relève systématiquement d’un positionnement masculin. La marge de manœuvre des femmes consiste alors à choisir entre poursuivre la relation selon les conditions fixées par l’amant ou bien y mettre fin. Face à ce dilemme, celles dont j’ai recueilli les discours ont toujours préféré poursuivre tout en imaginant, pour la plupart, que le pacte initial pourrait être révisé ultérieurement. Rares sont les femmes, en effet, qui ont pris au sérieux l’immuabilité annoncée de la relation avec leur amant. Seules les femmes âgées que nous avons rencontrées, qui ont connu leur amant à une époque où le divorce était moins courant qu’aujourd’hui, ont immédiatement intégré l’idée que leur amant ne quitterait pas sa femme. Elles ont aussi, plus rapidement que les femmes des générations plus jeunes, inscrit volontairement leur liaison dans la durée, demandant, en contrepartie de l’ombre, une attention de la part de l’homme supposant une disponibilité conséquente, des contacts quotidiens et l’expression du sentiment amoureux à travers un comportement romantique. Par exemple, Luce avait fait savoir à son amant Antoine* qu’elle aimerait recevoir des fleurs régulièrement et Jeanne avait demandé au sien qu’il la présente comme son amoureuse dans le cercle restreint de leurs amis communs, duquel était exclue l’épouse.
Pour les femmes plus jeunes, la situation se présente de manière différente. Elles ne sont pas aussi spontanément disposées à renoncer à l’idée d’un avenir officiel avec leur amant, le divorce de celui-ci leur apparaissant comme une possibilité raisonnablement envisageable. Or l’installation dans la durée se fait avec les mêmes contraintes masculines initiales que pour leurs consœurs plus âgées : si le divorce s’est généralisé et que des hommes élèvent seuls leurs enfants, ceux avec lesquels elles se lient ne sont pas plus disposés que leurs aînés à mettre fin à leur couple officiel.
L’histoire d’Anne* est significative à ce sujet. Cette femme divorcée de 47 ans, avec laquelle j’ai eu de longs échanges pendant deux ans, a commencé une liaison avec Laurent (chef de clinique, 49 ans, marié, trois enfants) qu’elle a rencontré dans un congrès de médecine, lorsqu’elle avait 40 ans et qu’elle était encore mariée. Les amants avaient connu chacun de leur côté des « aventures » avant de se rencontrer. Mais leurs sentiments les ont projetés dans une histoire au long cours. Après quatre ans de relation passionnée clandestine, Anne a divorcé car « elle ne supportait plus d’embrasser sa fille le soir, comme si de rien n’était ». Elle n’a pas dit à son mari qu’elle avait un amant, elle a avancé le fait que ses sentiments pour lui étaient éteints. Elle espérait que Laurent quitte à son tour son épouse mais il n’en a rien fait. Ils ont pourtant continué de se fréquenter, « ne pouvant se séparer ». Anne avait néanmoins le sentiment de s’être fait gruger et les disputes et ruptures avec son amoureux sont devenues fréquentes. Deux ans après son divorce, Anne a décidé de quitter Laurent. Elle lui en voulait d’avoir toujours donné des signes d’un avenir commun possible, de l’avoir laissée quitter son conjoint comme si cela ne le concernait pas, d’avoir passé des week-ends et des petites vacances avec elle et sa fille sans jamais avoir eu l’intention véritable de s’engager avec son amante.
Elle a alors rencontré un homme sans engagements, Sébastien (54 ans, avocat, divorcé, deux enfants), avec lequel elle a engagé une relation qui l’a comblée durant les premiers mois. Elle éprouvait de nouveau les plaisirs d’une relation licite : sortir sans se cacher, se téléphoner sans règles de discrétion à respecter, fréquenter la famille et les amis ensemble... Et avoir des rapports sexuels au domicile de l’homme ! Mais cette liberté retrouvée a été abandonnée de nouveau quelques mois plus tard, lorsque Laurent est réapparu dans la vie d’Anne. Il lui a dit qu’il voulait vivre avec elle mais qu’il ne parvenait pas à se décider. Elle a pensé alors que « tout redevenait possible ». Rapidement, ils ont repris leur liaison, de manière plus intense encore qu’autrefois. Laurent a organisé un voyage en Italie avec Anne, des week-ends à la montagne avec elle et sa fille, des sorties et des nuits ensemble. Anne a alors quitté Sébastien sans toutefois lui donner la véritable raison de sa rupture. Mais progressivement, Laurent s’est montré moins présent, moins attentionné et le projet d’une vie avec Anne a été repoussé de nouveau, à jamais. Anne décida alors de cesser toute relation privée et intime avec Laurent.
Trois ans après son divorce, Anne a finalement repris son histoire avec Sébastien. Elle dit que cette relation ressemble à celle qu’elle avait avec son mari, qu’elle n’est pas amoureuse de son partenaire officiel mais que cela lui permet d’être moins dépendante de Laurent. Elle a poursuivi sa liaison avec celui-ci. Elle le présente comme l’homme de sa vie et elle est convaincue qu’un jour, ils mèneront une vie merveilleuse ensemble. Elle ajoute que, de la même manière qu’elle s’est battue pour avoir sa fille (elle avait des problèmes d’infécondité) alors que tout lui monde lui disait qu’il n’y avait plus d’espoir de grossesse, de même sa vie avec Laurent est l’autre combat de sa vie, celui auquel personne ne croit, sauf elle. Le récit d’Anne en 2013 est marqué par le modèle romantique de l’amour mais il est aussi le récit de la recomposition d’une configuration de vie extraconjugale, avec la mise en place d’une union officielle permettant de « tenir » la relation clandestine. La représentation idéalisée de l’amour sur laquelle se fondent ces relations cachées est celle de l’amour romantique : absolu, autosuffisant, exclusif, intemporel et unique, avec en outre l’obstacle que représente le mariage de l’homme pour aboutir (enfin) à la « véritable » union. La mise à l’épreuve du lien entre les amants ne fait d’ailleurs que consolider le sentiment de vivre un « grand amour » qui doit franchir des obstacles conséquents avant de s’épanouir pleinement.
Mais l’amour ne résiste pas à tout. Anne a continué de souffrir des comportements de Laurent qui la comblait quand il était avec elle et la laissait angoissée et frustrée quand, pendant plusieurs jours, il ne la contactait pas. Le va-et-vient d’une relation qui passait de rencontres torrides à des temps sans contact, conduisit finalement Anne à faire appel à l’aide d’un psychologue. Progressivement, la vision qu’Anne portait sur sa relation changea. Elle commença à se percevoir comme une femme maltraitée émotionnellement par son amoureux, à concevoir qu’elle autorisait implicitement l’homme qu’elle aimait à avoir un comportement irrespectueux envers elle. Peu à peu, elle devint moins tolérante face aux silences et aux distances de Laurent, moins angoissée également à l’idée de le perdre. En 2014, elle le quitta.
J’ai pris une porte dans la gueule. Ma famille a explosé en plein vol, il n’en a rien eu à foutre ni quand c’est arrivé, ni après. Il a continué à vivre avec sa femme sous prétexte qu’un divorce conduirait ses enfants à l’échec scolaire ! [Rire sarcastique.] Ses enfants sont dans des grandes écoles, ils ont plus de 20 ans aujourd’hui ! Ses enfants sont des fils à papa. Il n’y a que l’image qui compte dans cette famille : les voyages lointains qu’on raconte aux copains, le classement scolaire des enfants, la couleur de la façade de leur maison, la marque des voitures, la silhouette de madame, le golf de monsieur... J’ai renié toutes mes valeurs avec Laurent. J’ai fini par aimer ce que je n’aimais pas, tout ce qui n’était pas moi. Je viens d’un milieu modeste, même si aujourd’hui, je gagne très bien ma vie. Mon mari était dans le social. Laurent, c’est un mec qui ne marche qu’à l’argent. [Est-ce que tu penses que tu aurais quitté ton mari si tu n’avais pas rencontré Laurent ?] Non. Non, je ne l’aurais pas quitté. C’est un mec bien, on s’entendait bien... Bon, aujourd’hui, avec le recul, quand je le revois, je le trouve vieilli et ennuyeux. Il n’était déjà pas très dynamique, ni amusant quand on était ensemble, ce qui était un vrai contraste avec Laurent qui était, lui, très sûr de lui, entreprenant, sociable... Mon mari, aujourd’hui, ne me plairait plus, mais il aurait peut-être évolué autrement sans le divorce. Qui sait ? Mais sans Laurent, à cette époque, je ne l’aurais pas quitté. [...]
Si je pouvais, j’aimerais dire à toutes les femmes qui vivent ça qu’elles arrêtent ! Les prévenir que c’est une arnaque, une perte de temps ! Moi, aujourd’hui, je considère que c’est une perte de temps... Un château de sable. Qu’est-ce qui me reste de mon histoire avec Laurent ? Quand je vois son nom apparaître sur mon portable, je le regarde avec indifférence et je ne réponds pas. Pendant plus de six ans, j’ai couru pour passer quelques heures avec lui. Je suis allée au bout du monde pour lui. Une année, il est parti aux États-Unis pour son travail et j’ai dit chez moi que j’avais un congrès de médecine là-bas et je l’ai rejoint. J’organisais mes rendez-vous professionnels en fonction de son planning ! Une fois, il est allé voir un voyant pour savoir si nous allions vivre ensemble !!! [Rires.] Comme si la décision ne lui appartenait pas ! Je l’ai trouvé pathétique. Mais j’ai continué... Pourquoi ? Comment ? Je ne sais pas mais, sincèrement, ces histoires, ça ne vaut pas la peine. Ces hommes, ils peuvent te dire à midi qu’ils t’aiment et le soir dire la même chose à leur femme. On ne peut rien construire avec des hommes comme ça. (Anne, automne 2014.)
Suite et source
[b]L’homme, son épouse et sa maîtresse[/b]
[b][i]Charles*, marié et sexuellement actif[/i][/b]
[i]Je viens d’une famille modeste. Mon père était camionneur et ma mère était secrétaire mais elle n’avait pas été très scolarisée. À l’époque, on n’avait pas besoin d’aller beaucoup à l’école pour avoir ce genre de poste. Mais, moi, je suis allé dans une école d’ingénieur et je crois que j’étais le premier dans la famille à faire des études. Cela avait été tout un événement ! Personne, dans les connaissances de mes parents, n’avait un enfant qui était allé à l’université ou dans une grande école. Pour moi, finir ingénieur, c’était une fierté qui a été partagée par toute la famille. Mes parents sont toujours ensemble. Ils ont fêté l’an dernier leur anniversaire de mariage. Je ne pense pas que c’était l’amour fou entre eux [sourire] mais ils n’étaient pas non plus chacun de leur côté. Ils avaient chacun leur rôle et ils ont duré toute leur vie. Comme beaucoup de couples qui sont encore ensemble, ils vont te dire qu’ils ont connu des périodes difficiles mais que finalement, ils sont passés par-dessus. Mais, comme mon père était camionneur, il n’était pas toujours là. Je n’ai pas connu la vie de famille typique où tout le monde prend son repas du soir ensemble. J’ai deux sœurs dont je suis l’aîné. Je faisais beaucoup de sport, la vie était facile, je ne peux pas dire que j’ai eu des complications dans ma vie.[/i] (Charles, printemps 2014.)
Charles dit avoir eu une enfance heureuse. Mais il explique qu’un déménagement à l’adolescence depuis son village vers une grande ville a constitué un moment difficile, car il a dû couper les ponts avec tous ses amis d’enfance. Il dit ne s’être plus jamais fait de vrais amis ensuite. Cela étant, à 17 ans, il rencontrait celle qui allait devenir son épouse et mettait ainsi fin à son relatif isolement : les amis de sa petite amie devinrent les siens, ce qui ne lui plaisait pas vraiment car il se sentait dépendant du cercle de son amoureuse. Il explique aussi qu’il n’avait pas eu de petite amie avant elle ; il a donc épousé la première femme qu’il a rencontrée. D’après lui, ce fut peut-être une erreur qui expliquerait que, des années plus tard, il ait eu envie de connaître d’autres femmes pour se faire « une meilleure idée de ce qu’il voulait ».
Ingénieur, marié à 20 ans avec un premier enfant à 21 ans et un second à 23 ans, Charles devint PDG d’une grande entreprise avant 30 ans. Durant des années, son seul but dans la vie a été de s’occuper de sa famille et de travailler. Il se définit comme un « gars très responsable ». Il pense aujourd’hui qu’il s’est un peu oublié en devenant père de famille et manager très jeune. Durant dix ans, il dit avoir travaillé très dur pour s’en sortir financièrement et arriver au poste qui l’intéressait. Mais, une fois que sa vie professionnelle et sa situation financière sont devenues plus confortables, il a commencé à se questionner sur son avenir.
À 38 ans, il a ainsi commencé à considérer que sa vie sexuelle était insatisfaisante. Après avoir longuement tergiversé, cet homme éduqué dans le respect du mariage et de la famille, catholique pratiquant, a eu une aventure avec l’une de ses collègues et s’est inscrit sur un site de rencontres. Dans un premier temps, il voulait « voir comment cela se passait ». Mais, rapidement des occasions de rencontres galantes se sont présentées à lui et il a pris des rendez-vous avec des femmes célibataires. Au bout de quelques semaines de fréquentation du site, Charles avait trois maîtresses régulières. Six mois après avoir commencé à tromper sa femme, il décida de la quitter : il s’était rendu compte qu’il ne voulait pas finir sa vie avec elle et, considérant que leurs enfants étaient grands (14 et 16 ans), il demanda le divorce.
La période de séparation s’est avérée plus douloureuse et difficile qu’il ne l’avait imaginée, bien qu’il n’ait connu aucun problème matériel. Il s’était entendu avec son épouse pour qu’elle ait la garde des enfants, une pension alimentaire importante qui lui permettait de ne pas travailler si elle le souhaitait et la maison familiale. À la suite de son divorce, Charles déménagea et s’installa dans un luxueux appartement à Paris. Cependant, la solitude lui pesait et les amantes de passage ne satisfaisaient pas son besoin de compagnie. Il décida alors de s’engager avec l’une de ses maîtresses. Parmi les trois femmes avec lesquelles il avait maintenu des relations régulières, il choisit Agnès, après mûre réflexion. Il n’était pas plus amoureux d’elle que des autres mais le statut social d’Agnès était le plus élevé, son niveau d’instruction également et elle partageait avec Charles un même goût pour le sport et les sorties culturelles.
Quelques mois après s’être engagé auprès d’Agnès, Charles, qui n’avait pas choisi sa maîtresse en fonction de son appétence pour le sexe, estima, comme avec sa première femme, que ses besoins en la matière n’étaient pas satisfaits. Cependant, ayant vécu un divorce douloureux et souhaitant avoir une vie conjugale et familiale stable, il décida de ne pas quitter sa nouvelle compagne et de prendre une maîtresse pour combler les manques qu’il éprouvait dans son couple. Il recontacta donc Marta, l’une des deux autres femmes qu’il fréquentait clandestinement à la fin de son premier mariage et avec laquelle il s’entendait bien sexuellement.
[i]Elle était célibataire, alors c’était pratique d’aller chez elle. Et avec elle, ça a duré trois ans et demi durant la première période. C’était hyperfacile : on se voyait régulièrement, une à trois fois par semaine et, de l’autre côté, j’avais une stabilité personnelle. Donc, le fait d’avoir un endroit avec une relation solide, normale satisfaisait le côté social et pour le côté sexuel, j’allais ailleurs.[/i] (Charles, printemps 2014.)
Pendant un peu plus de trois ans, Charles sépare ainsi sa vie sociale et conjugale de sa vie sexuelle et amoureuse. En effet, s’il ne se dit amoureux d’aucune des deux femmes, il explique néanmoins avoir, à certaines périodes, éprouvé des sentiments forts pour Marta. Il explique d’ailleurs que cela avait des répercussions positives dans son couple puisque, d’après lui, les deux relations étaient en symbiose : quand il avait des problèmes avec sa maîtresse, il en avait, par voie de conséquence, avec sa compagne et inversement, lorsqu’il vivait de périodes idylliques avec Marta, il était heureux avec Agnès. Selon lui, la relation secondaire impactait directement la relation primaire. Plusieurs fois, les amants se sont quittés car Marta, amoureuse de Charles, supportait mal sa position de maîtresse et l’absence de projets d’officialisation de leur relation. Lors de ces ruptures, que les amants appelaient leurs « quarantaines », Charles se rendait sur un site de rencontres et fréquentait d’autres femmes jusqu’à ce que la relation avec Marta reprenne. Il vivait cependant ces ruptures dans la douleur, expérimentant le manque laissé par l’absence de Marta. Parfois, les aventures engagées durant les périodes de ruptures se poursuivaient quelque temps alors qu’il avait repris sa liaison.
La relation avec Marta était suivie : ils se voyaient chez elle pour quelques heures ou une nuit, une à trois fois par semaine, ils réalisaient des petits voyages ensemble et partageaient beaucoup de leurs joies et de leurs peines. Par exemple, lorsque Marta a perdu sa mère, Charles s’est rendu aux funérailles. Par ailleurs, Marta a occupé, ponctuellement, un rôle de quasi-compagne, s’occupant des repas et autres affaires domestiques lors des visites de Charles. Marta a souvent fait part à Charles de sa douleur face à l’impossibilité de « passer à autre chose » avec lui mais celui-ci lui répondait inlassablement que si elle voulait avoir une vie amoureuse officielle – ce qu’il lui recommandait – il fallait qu’elle change de partenaire car pour lui, les choses étaient claires depuis le départ : il ne quitterait pas sa compagne.
[i]Ce qui est le plus difficile dans l’infidélité, c’est l’inégalité : une personne qui est en couple avec une autre personne qui n’est pas en couple. Côté social, culturel, tout allait bien [avec sa compagne]. Côté familial aussi mais côté sexuel, non. Ce qui est arrivé, c’est que la relation avec cette personne devenait de plus en plus lourde parce qu’elle devenait insistante pour que je laisse ma conjointe alors qu’il n’en avait jamais été question. Alors, je me suis réinscrit sur un site de rencontres pour trouver quelqu’un de marié. J’ai trouvé, mais au bout de huit mois, cette personne a laissé son conjoint. C’est une femme qui n’était pas aimée, ni appréciée par son conjoint et quand on a commencé à sortir ensemble, ça a été l’explosion. L’amour qu’elle n’avait jamais vécu, la sexualité qu’elle n’a jamais connue et ça a été trop. Elle a quitté son couple. Je me suis donc retrouvé de nouveau avec une partenaire célibataire.[/i] (Charles, printemps 2014.)
Charles rompt donc avec cette femme et reprend sa liaison avec Marta.
Au cours des nombreux échanges épistolaires que nous avons eus, Charles m’a confié qu’il ne savait pas s’il était amoureux de Marta bien qu’il éprouvât une grande affection pour elle. Il pense que c’est peut-être de l’amour. Il la décrit comme drôle, extravertie, sympathique et excellente partenaire sexuelle. Malgré tout le charme qu’il lui trouve et leur grande compatibilité sexuelle, elle n’est, d’après lui, ni assez instruite, ni assez sportive pour qu’il envisage de s’unir avec elle. Au moment de l’entretien, Charles n’était pas non plus certain d’avoir aimé Agnès.
Au printemps 2013, Agnès reçoit une lettre anonyme dans laquelle on lui explique que son mari entretient une liaison avec l’une de ses secrétaires. Quelque temps auparavant, parallèlement à sa relation avec Marta, Charles avait en effet entrepris une liaison avec l’une de ses subalternes. Il ne sait pas qui a envoyé le courrier qui dénonce son infidélité et, face aux questions d’Agnès, il avoue son aventure au bureau. Agnès est profondément blessée et ne comprend pas ce qui s’est passé. Elle dit à Charles qu’en ce qui la concernait, leur vie conjugale était parfaite ; elle se sent désorientée et le comportement de son conjoint lui échappe. Charles lui explique que le problème venait selon lui de leur sexualité, sur laquelle elle détenait le pouvoir : quand elle en avait envie, ils avaient des rapports ; quand elle n’en avait pas envie, ils n’en avaient pas. Il précise qu’il avait décidé, après son divorce, que sa sexualité n’appartiendrait plus jamais à personne d’autre que lui.
[i]Je trouve qu’il y a beaucoup de femmes qui jouent avec la sexualité de leur conjoint. Si ça les tente, elles veulent et si cela ne les tente pas, le mari est obligé de renoncer à la sexualité. Je me suis rendu compte de ça et je me suis dit que plus jamais ma sexualité n’appartiendrait à personne. C’est personnel. Je ne la donnerai plus à personne. [/i](Charles, printemps 2014.)
Après plusieurs longues discussions, Agnès propose à Charles d’avoir plus fréquemment des rapports sexuels avec lui, de s’impliquer plus fortement dans leur sexualité et en contrepartie, elle lui demande de mettre fin à ses infidélités. Charles promet à Agnès de ne plus la tromper. Pendant plusieurs semaines, leur vie amoureuse et sexuelle devient très riche et tous les deux se réjouissent de ce renouveau dans leur couple. Mais, Charles cède de nouveau aux avances de sa secrétaire. Il couche avec elle et Agnès l’apprend. La désillusion et le sentiment de trahison de cette dernière sont immenses. La crise conjugale prend alors une ampleur sans précédent et met fin à leur union. Charles quitte le domicile commun pour s’installer dans un nouvel appartement.
Au cours de notre entretien, Charles déclare qu’il ne sait pas pourquoi il a trahi sa parole alors que sa sexualité avec Agnès n’avait jamais été aussi satisfaisante. Il pense qu’au fond de lui, il voulait mettre fin à leur relation, qu’il en avait assez de la vie qu’il menait et qu’il n’a rien fait pour améliorer sa vie avec Agnès. Il rapporte qu’au cours des conversations qu’il a eues avec elle, depuis leur rupture, elle lui a confié qu’elle éprouvait de la honte : la honte d’avoir été trompée, la honte de n’avoir rien vu. Certainement, la honte de s’être fourvoyée.
Mais Charles ne comprend pas ce sentiment de honte et pense que ses difficultés sont davantage dues à sa situation matérielle, qui s’est un peu dégradée depuis leur rupture. Il n’exprime ni regrets, ni culpabilité, ni honte, ni haine, ni colère. Il est calme et serein en apparence et explique son histoire principalement par le fait qu’il a une libido plus importante que la plupart des gens. Cependant, sur les conseils d’Agnès qui lui a dit « qu’il était malade », il suit depuis quelques mois une psychothérapie dont il dit être curieux de la suite. Lors des semaines qui suivent la séparation, Charles ne regrette pas sa compagne mais la solitude lui pèse. Il s’inscrit alors de nouveau sur un site de rencontres et fait la connaissance de Valérie. Elle a dix ans de moins que lui, une fille de 11 ans, elle est divorcée et elle lui plaît. Ils partagent une même passion pour le sport et la nature ; ils s’entendent, d’après lui, très bien sexuellement.
La première fois que j’ai interviewé Charles, cela faisait six semaines qu’il sortait avec Valérie. Quelques mois plus tard, il était toujours avec elle. Il ne parlait pas d’amour mais estimait que leur entente était toujours aussi bonne, notamment au niveau sexuel :
[i]Lorsque j’avais rencontré Agnès, la précédente, au début, tout était bien puis progressivement, la sexualité est devenue moins importante. Alors, j’ai beaucoup réfléchi avant de m’engager avec Valérie. Elle a une libido très importante mais je n’ai pas voulu faire la même erreur, alors j’ai voulu évaluer tout l’aspect sexuel et relationnel avant de m’investir. On a eu une bonne discussion et j’ai décidé de lui expliquer tout ce qui s’était passé dans mon couple et pourquoi ça n’avait pas fonctionné. Je me suis dit : « Vaut mieux lui dire plutôt qu’elle l’apprenne dans quelques mois par un autre réseau et que pour elle, ce soit un élément majeur qui fasse qu’elle pense que ça ne fonctionnerait pas. » [Je lui demande ce que Valérie en a dit.] Elle a été très surprise que j’ai fait ça, elle ne pensait pas que j’étais le genre de personne à faire ça [il est gêné]. Je suis quelqu’un de timide et de réservé et la timidité, ça reste en nous pour toujours, on apprend seulement à la contrôler. Mais je lui ai expliqué que finalement, les personnes qui ont l’intention d’avoir une relation extraconjugale, c’est très facile aujourd’hui avec la technologie, que l’on n’a pas besoin d’être extraverti pour ça. On peut être timide et fréquenter beaucoup de femmes grâce aux sites de rencontres. Mais on ne peut pas dire que cela ait rendu ma vie facile et donc, je me suis dit que je me donnais pour objectif de l’éviter. L’avenir dira. Mais disons que je ne vais pas faire exprès pour rencontrer quelqu’un, je ne vais pas aller sur Internet par exemple.[/i] (Charles, été 2014.)
Cependant, Charles craignait que son passé d’infidèle ne le conduise, malgré tout, à tromper Valérie un jour ou l’autre, si l’occasion se présentait. Au printemps 2015, j’ai recontacté Charles pour savoir où en était sa nouvelle vie conjugale. Il m’a dit qu’il poursuivait sa relation avec Valérie et que tout allait bien avec elle. Lorsque je lui ai demandé s’il avait des nouvelles de Marta, il m’a dit qu’il avait passé une nuit avec elle, quelques semaines auparavant. Il m’a expliqué qu’elle l’avait contacté et qu’il avait voulu la voir par curiosité, pour voir ce qui allait se passer. Marta n’est au courant ni de sa séparation d’avec Agnès, ni de sa nouvelle vie conjugale. Charles est donc allé la voir comme si rien n’avait changé et ils ont fait l’amour. À la fin de ce dernier entretien, Charles m’a demandé si je pouvais l’éclairer sur les motivations de Marta qu’il ne comprenait pas. Son questionnement tournait autour du fait que, selon lui, elle savait pertinemment qu’il ne s’unirait jamais avec elle officiellement et que malgré tout, elle continuait de l’aimer et de vouloir le voir. Cela semblait être une véritable énigme pour Charles. Hélas, je n’ai pu lui apporter aucune réponse. En revanche, il n’a fait aucun commentaire sur le fait que Valérie n’était pas informée de sa visite à Marta.
[b][u]La « maman » et la « putain »[/u][/b]
La place de Marta dans la vie de Charles n’est pas singulière. Le comportement de celle-ci non plus. Dans les discours des hommes, la différenciation observée entre leurs maîtresses – qu’ils décrivent comme intéressées par le sexe et sexuellement disponibles – et leurs épouses – dont ils disent qu’elles ne sont pas assez actives sexuellement – n’est pas sans rappeler le double standard sexuel des bourgeois du xixe siècle. Dans leur jeune âge, ces derniers identifiaient les jeunes filles auxquelles ils faisaient la cour à la pureté, tout en fréquentant, parallèlement à leurs amours romantiques, des prostituées, des cousettes ou des grisettes, qu’ils abandonnaient (parfois seulement provisoirement) pour épouser l’héritière de bonne famille. Après le mariage, beaucoup de ces hommes continuaient d’entretenir une « fille » (Corbin, 1987, p. 860). Le système patriarcal multiséculaire, bien qu’ayant évolué au fil du temps, bien que présentant différents aspects selon les contextes, instaure dans les représentations, les pratiques et les institutions une frontière entre les « femmes vertueuses » et les « femmes de petite vertu », entre une « épouse » et une « fille ». Cette séparation a été conceptualisée, au début du xxe siècle, sous le terme de « clivage » par Sigmund Freud, qui l’expliquait comme un symptôme névrotique ne concernant, d’après lui, que quelques hommes (Freud, 1905, 2014).
Or les recherches en sciences humaines et sociales montrent d’une part que tous les hommes – et pas seulement une minorité –, à des niveaux divers et selon des modalités différentes, sont concernés par ce clivage, mais d’autre part que les femmes sont aussi travaillées par lui, quel que soit leur milieu social. Certaines incarnent des figures féminines connotées négativement, à travers la prostitution (réelle, métaphorique, virtuelle...) par exemple ; d’autres symbolisent des figures considérées comme positives à travers la « féminité mascarade » (paraître féminine) ou le maternalisme (dévouement à la maternité) (Lemoine-Luccioni, 1976). Mais, d’une manière générale, la plupart des femmes sont aux prises avec des injonctions sociales contradictoires (être sexy et mère ; épouse et sexuellement disponible ; active professionnellement et gardienne du foyer, etc.). Ce clivage produit chez les femmes des ambivalences sociales et psychiques générant des tensions intérieures largement renforcées par des discours médiatiques, notamment ceux de la presse féminine, qui somment leurs lectrices d’être à la fois une « bonne mère » et une « bonne professionnelle », attirante tout en se présentant comme respectable, sexuellement entreprenante tout en fondant un couple stable...
La psychologue Gail Pheterson a montré que toutes les femmes sont soumises à une menace symbolique permanente d’être stigmatisées comme « putain », menace analogue à celle du viol (1995, 2001). Il s’agit d’un processus multiséculaire de contrôle du corps et du comportement des femmes, inscrit dans les logiques de la domination masculine propres aux sociétés patriarcales. Sa fonction sociale est d’empêcher les femmes d’accéder à l’autonomie sexuelle tout en les divisant en deux groupes adverses, les « putains » et les autres. Chez les maîtresses d’hommes mariés, la tension générée par le classement social des femmes selon leur vertu, autrement dit leurs comportements sexuels et leur rapport à la maternité et à la conjugalité, est omniprésente dans les discours. Ces femmes qui aiment des hommes mariés sont aux prises avec d’une part, une idée de l’amour qui justifie « toutes les folies » et d’autre part, la crainte de tenir, malgré elles, un rôle de femme de petite vertu auprès de leur amoureux.
Ne pas devenir une « pute gratuite »
[i]Il est 22 h 28, j’écoute d’une oreille France Inter, une émission sur les prostituées qui essaient de sortir de ce monde glauque. Magnifique émission, témoignages, avec des similitudes avec les maîtresses libres, dans le sens où on se sacrifie à l’autre, on donne le pouvoir à l’autre, on ne sait pas prendre réellement soin de soi, jusqu’au jour où... soudain... [cette femme fait ici référence implicitement à des échanges sur le blog encourageant les maîtresses d’hommes mariés à quitter ces derniers.] Et moi je me dis que trop souvent, pour discuter avec plein d’hommes sur un site de rencontres adultères, les maîtresses sont des « call-girls gratuites » pour eux... Ou des putains (j’emploie ce mot avec beaucoup de respect et de tendresse) à l’ancienne, romantiques, comme dans les bordels avec dentelles et musique et hygiène garantie, mais franchement il faut que nous arrêtions de leur rendre la vie si facile aux hommes mariés... Enfin, nombre d’entre nous sommes sur la voie de la sérénité.[/i] (Propos recueillis sur le site Marié mais disponible, octobre 2014.)
Une autre femme écrivait, deux ans auparavant, sur le même site : « [i]Pas de nouvelles pendant une ou deux semaines, rien de rien, puis tout à coup un SMS me demandant si je suis libre telle soirée. Je me fais l’effet d’être une escort girl (c’est plus joli comme nom que pute). [/i]» (Mars 2012.)
Que ce soit dans les entretiens ou sur les blogs, la crainte de tenir un rôle de prostituée auprès de l’homme qu’elles aiment revient souvent et constitue une source d’angoisse importante chez les femmes, qu’elles soient mariées ou non. Il n’est guère étonnant que cette question de la place de la maîtresse dans une telle configuration se pose en ces termes pour ces femmes qui n’ont pas choisi délibérément de « rester dans l’ombre ». En effet, la primauté explicite des rapports sexuels comme fondement des relations extraconjugales conduit les femmes à être particulièrement attentives à satisfaire sexuellement leur partenaire car depuis des siècles, les femmes ont intériorisé les désirs masculins et s’efforcent de les satisfaire (Knibiehler, 2002). Or, lorsque leurs « besoins » affectifs ne sont pas reconnus ou satisfaits par l’homme, cette attention les renvoie symboliquement aux relations prostitutionnelles et génère un sentiment d’humiliation spécifique.
D’ailleurs, au fil du temps, les femmes, qu’elles soient mariées ou non, qu’elles aient d’autres partenaires sexuels ou non, proposent des sorties sans lien direct avec la sexualité à leur amant. Karine raconte ainsi avec une certaine tristesse que si elle ne proposait pas autre chose que des rendez-vous « pour coucher », ils ne feraient « que ça ». Elle explique qu’il était important pour elle que Gaël ne la voie pas uniquement pour avoir des rapports sexuels. Elle précise qu’avant d’accepter d’avoir un rapport sexuel avec lui, elle s’était assurée qu’il ne la prenait pas « pour une pute ». Pour tester la moralité de son amant, elle l’avait mis à l’épreuve en l’invitant plusieurs fois dans un appartement prêté par sa sœur, seul à seul, sans avoir de contacts charnels. Une fois rassurée sur le fait qu’il ne la fréquentait pas pour « s’amuser », elle avait accepté des relations sexuelles avec cet homme.
En ce qui concerne les maîtresses « libres », l’absence de terme spécifique socialement admis pour nommer un homme marié avec lequel une femme célibataire entretient une relation amoureuse est significative. Sur le site regroupant des centaines de témoignages de femmes dans cette situation, ces hommes sont désignés par l’acronyme MMD pour « marié mais disponible ». Les femmes parlent ainsi de « leur MMD » comme elles parleraient d’un conjoint. Derrière l’absence de terme socialement reconnu pour désigner un homme marié du point de vue de sa maîtresse célibataire se profile sans nul doute le spectre de la relation prostitutionnelle.
Nous pouvons souligner cependant qu’un homme célibataire ayant une relation suivie et exclusive avec une femme mariée ne dispose pas non plus d’un terme spécifique pour désigner cette femme mariée qu’il aime. Le psychanalyste Jean-Michel Hirt, interrogé pour un article du magazine en ligne Marie Claire portant sur cette question, appelle ces individus des « hommes-maîtresses » et les définit comme détenant des qualités qu’il nomme « féminines » : tendresse, attention, etc. J’en ai rencontré (sans jamais pouvoir les interviewer), entendu parler et j’ai lu ici ou là des témoignages de ces hommes « libres » ayant une liaison avec une femme en couple. Mais, à la différence de nombre de femmes dans la même situation, il ne semble pas qu’ils conçoivent cette relation comme un « quasi-couple » qui impliquerait qu’ils s’abstiennent d’avoir des relations intimes avec d’autres femmes. Je peux parler ici par exemple du cas de Marc*, que je connais, avec lequel j’ai eu des échanges. Il est l’amant d’une femme mariée depuis plus de dix ans. Il est fou amoureux de cette femme plus âgée que lui, mariée avec un homme ayant une situation professionnelle bien plus confortable que la sienne. Ce dernier a longtemps rêvé que son amoureuse quitte son mari pour lui mais au fil des années, il a compris qu’il n’en serait pas ainsi. Il a alors vécu, parallèlement à son histoire d’amour, d’autres histoires avec des femmes libres. Cependant, il n’a jamais quitté la femme mariée qui est « l’amour de sa vie ». Il m’a annoncé avoir renoncé à fonder une famille ou à avoir des enfants, comblé, dit-il, par son « amour impossible ». Je ne dirais pas de Marc qu’il est un « homme-maîtresse » car s’il a souffert quelque temps de ne pouvoir vivre au grand jour son amour, il n’est pas fidèle à la femme qu’il aime et en aime d’autres. Il a même connu une histoire de deux ans avec une femme célibataire, avec laquelle il a partagé sa vie tout en continuant de fréquenter la femme mariée. Les maîtresses libres et inscrites durablement dans une relation avec un homme marié, même lorsqu’elles renoncent à l’idée d’un amour officiel, ont parfois d’autres partenaires sexuels que leur amoureux marié, mais cela semble rare (c’est en tout cas ce qui se fait jour dans les discours). En outre, elles ne partagent pas durablement leur vie entre une relation stable avec l’homme marié et d’autres relations longues et amoureuses avec des hommes libres (avec lesquels elles partiraient par exemple en vacances, en week-end, dont elles rencontreraient la famille). Les représentations et pratiques sociales des femmes et des hommes ayant une histoire durable avec une personne mariée (dans le cadre de relations hétérosexuelles) diffèrent fondamentalement les unes des autres.
D’une part, historiquement, le terme « maîtresse » renvoie à des formes de prostitution spécifiques, notamment en ce qui concerne le rapport financier explicite ou implicite entre les partenaires. Au cours des siècles, les hommes appartenant aux groupes sociaux dominants ont entretenu des maîtresses, se faisant souvent un devoir de les mettre à l’abri du besoin, qu’il s’agisse des favorites dans la société aristocratique ou des amantes et autres « danseuses » de la bourgeoisie émergente du xixe siècle. D’autre part, une femme non mariée ayant des rapports sexuels avec un homme dont elle n’est pas « l’officielle » est considérée séculairement dans nos sociétés comme une « pute ». Dans les configurations de genre que représentent les liaisons entre un homme marié et une femme célibataire, le « stigmate de la putain » pèse lourdement sur les représentations des deux sexes.
En effet, l’insistance systématique des hommes sur le fait que leurs amantes soient mariées ou non, sur le respect qu’ils leur portent, le refus de certains d’avoir des relations sexuelles dans des hôtels ou d’utiliser le terme « maîtresse » par exemple, dénotent un malaise concernant la place de ces femmes. Cependant, tous les hommes soulignent les satisfactions sexuelles que leurs amantes leur procurent, certains expérimentent avec elles des pratiques nouvelles, jamais connues avec leur compagne ni avec d’autres partenaires. Sur les blogs, les hommes expliquent volontiers en détail les pratiques sexuelles qu’ils trouvent particulièrement excitantes (comme la fellation) qu’ils ont avec leur amante mais plus avec leur conjointe. D’autres font part de leur découverte de la sodomie et de leur plaisir à donner du plaisir de cette manière à leur partenaire. D’autres encore explorent non seulement des pratiques mais des univers de sexualité qui sont spécifiquement réservés à l’amante : échangisme, usage de sex-toys, visionnage de films pornographiques à deux, pratiques sadomasochistes, etc. La sexualité adultère se décline selon un modèle pornographique qui se conjugue avec le modèle historique de la relation prostitutionnelle. Elle peut, plus ou moins ouvertement, transgresser les normes sexuelles qui régissent la sexualité conjugale de ces hommes mais, dans tous les cas, la sexualité avec l’épouse est différenciée de la sexualité avec la maîtresse par la disponibilité sexuelle de cette dernière et les possibilités d’exploration de pratiques et d’univers sexuels spécifiques.
Les tensions et affrontements que l’appropriation implicite du « stigmate de la putain » implique dans les interactions entre les maîtresses et les hommes mariés sont renforcés par des différends entre des partenaires dont les « orientations intimes » diffèrent. En effet, si les maîtresses « libres » en souffrance semblent résolument s’inscrire dans un « modèle de sexualité conjugale », les hommes qu’elles aiment paraissent être plutôt dans un « modèle du désir individuel ». Celui-ci n’exclut ni les sentiments, ni la durée de la liaison, mais il est fondé sur une approche plus narcissique qu’altruiste de la relation avec la partenaire.
Claire* est l’amante de Jérôme* depuis deux ans quand elle décide de se séparer de son conjoint (qui l’a déjà chassée à quelques reprises, ayant découvert sa liaison) et de s’installer seule dans un appartement, où son amoureux la rejoint régulièrement. Pourtant, contre toutes attentes, alors que le contexte est favorable au développement d’une relation d’intimité de couple, le scénario dans lequel les deux amants s’installent ne lui convient pas, car il y est toujours principalement question de rapports sexuels. Cela lui laisse un goût amer, elle n’aime pas se penser comme sexuellement disponible, ni que ses rencontres avec Jérôme soient tournées prioritairement vers le sexe.
Plus que les amours officielles, l’amour adultère est bien travaillé par le prisme de la prostitution. « L’échange économico-sexuel » qui, selon l’anthropologue Paola Tabet (2004), s’étend de la passe à l’institution matrimoniale, est particulièrement saillant lorsque l’homme bénéficie d’une situation économique supérieure à la femme. Mais même dans les situations où les amants ont des ressources matérielles relativement proches, les usages en matière d’adultère conduisent souvent l’homme à payer notes d’hôtel et de restaurant. Lorsque leur maîtresse est célibataire, ils contribuent parfois à payer le loyer ou les vacances de celle-ci.
Le cas de Maïté* présente une tout autre configuration. L’amant de cette femme de 45 ans mène une vie libertine à l’insu de son épouse. Or, malgré une situation économique très confortable (il est chef d’une grande entreprise multinationale), celui-ci exige de son amante qu’elle se charge des réservations et factures d’hôtels luxueux où ils se rendent. Elle accepte de se plier à ces injonctions – comme à d’autres comme nous le verrons – non sans se plaindre lors de l’entretien du toupet de l’homme qu’elle aime. Maïté paye, accepte contre son gré de rencontrer les autres maîtresses de son amant, tolère avec une souffrance silencieuse qu’il les appelle lorsqu’ils font l’amour. Au cours du long entretien que j’ai eu avec elle, elle finit par déclarer : « Je voudrais être lui. » Nous avons affaire à une relation peu ordinaire dans laquelle la maîtresse envie le pouvoir et la liberté qu’elle attribue à « son homme » et devient complice, à son corps défendant mais en toute lucidité, de sa propre aliénation.
Toutes les femmes ne rejettent cependant pas explicitement l’assimilation qui peut être faite entre le rôle de maîtresse et celui de prostituée. Certaines femmes mariées revendiquent, sur des blogs, être les « putes de leur amant ». Elles expliquent sur Internet qu’elles l’assument et qu’elles en retirent de grandes satisfactions sexuelles. Elles narrent les moments érotiques (réels ou imaginaires) avec leur partenaire clandestin. Se distinguant ostensiblement et avec une certaine condescendance des femmes qui souffrent de n’être que « maîtresses », ces femmes se veulent libérées du carcan conjugal et dressent un tableau d’elles-mêmes comme étant sexuellement actives mais élégantes, intéressées par le sexe mais intelligentes ; amantes exceptionnelles mais qui n’ennuient pas les hommes.
J’ai rencontré deux femmes, Juliette* et Sabrina*, se présentant de cette manière : photos et récits érotiques étaient omniprésents sur leurs blogs aujourd’hui disparus. Lorsque j’ai fait la connaissance de chacune d’entre elles (séparément), aucune ne portait les talons de 12 cm décrits dans les blogs, le maquillage, une tenue affriolante ou particulièrement féminine. Leur allure était celle de mères de famille que rien n’aurait distingué d’autres mères de familles de milieux sociaux intermédiaires. Je dois dire qu’après plusieurs échanges et la lecture de leurs récits sur Internet, je fus surprise par l’apparence de mes informatrices et par leurs discours (bien qu’aucune des deux n’acceptât d’être enregistrée), où il était plutôt question des désillusions de leur mariage que de liaisons à haute teneur érotique. L’une et l’autre aimaient un homme marié qui « les faisait rêver », l’une et l’autre « caricaturaient » la prostitution sur Internet pour parler de cet « amour impossible ». Ce rapport à la séduction – où talons hauts, bas résille, fellations, sodomies, mots crus et définition de soi comme « putain » sont revendiqués – a été analysé par la sociologue Catherine Deschamps comme « l’adjuvant du désir de femmes lors de rapports de séduction non officiellement monétarisés » (2011, p. 396). Le discours de ces blogueuses se caractérise aussi par le fait qu’elles disent, plus souvent et plus systématiquement que les autres, aimer leur conjoint et leur amant :
[i]Je ne suis pas qu’une infidèle, je préfère dire polyamoureuse. J’aime deux hommes depuis longtemps, même si la définition du polyamour voudrait que tous les partenaires soient au clair... Mais j’ai aimé mon amant et pas au détriment de l’amour pour mon mari. Ce n’est ni de la simple tendresse, ni de l’attachement mais bien des sentiments amoureux que je porte à mon mari.[/i] (Sabrina, novembre 2013.)
Sabrina tenait un blog dans lequel elle revendiquait une lignée féminine avec les favorites, illustrant ses propos avec des photos érotiques évoquant la luxure des courtisanes d’antan. Dans ses écrits, l’érotisme et le désir de son amant pour elle étaient sans doute largement amplifiés par rapport à la réalité. Cependant, au cours de notre discussion, elle a beaucoup insisté sur l’idée que la « place » qu’elle tenait auprès de son amant la comblait et qu’elle se voyait comme une femme ayant une vie exceptionnelle. Quelques mois après notre entrevue, l’amant de Sabrina rompait avec elle, argumentant qu’il voulait vivre d’autres aventures sexuelles. Sabrina m’écrivit un message où elle disait beaucoup souffrir de la fin de cette liaison qui avait duré un peu plus de dix ans. Elle ne pensait pas que cela pouvait lui arriver car elle avait tout fait pour qu’il ne la quitte pas : elle ne lui avait jamais rien demandé, elle avait été toujours disponible, elle l’avait soutenu, il avait toujours été là pour elle, leur lien lui semblait inaltérable. Après plusieurs semaines, Sabrina révisa cependant leur séparation sous un angle romantique : elle m’expliqua que son amant s’en était allé comme un passant s’en va, qu’il n’y avait pas eu de heurts entre eux, tout était beau, même la séparation. Je n’eus plus d’échanges avec elle.
J’ai rencontré Juliette lors d’un après-midi de printemps, dans une ville située entre Lyon et Montpellier. Sur son blog, elle expliquait comment elle séduisait les hommes ; aucun ne semblait lui résister : ni ami, ni collègue, ni voisin. Elle racontait sa liaison avec un homme qu’elle aimait sans pour autant vouloir quitter son mari qu’elle disait aimer aussi. Ses récits érotiques étaient très travaillés, les mises en scène décrites avec soin. À la lecture de ses billets, on imaginait une femme « double », à la fois « mère de famille respectable » et « vamp ». J’entrepris une correspondance avec elle et lui expliquai mon travail. Au bout d’un an, elle me proposa de la rencontrer. Je vis alors une femme plutôt petite, sans maquillage, portant des vêtements ordinaires et des chaussures plates. Son apparence m’étonna. Nous parlâmes un peu, elle ne se livra quasiment pas. Elle me dit qu’elle avait bien un amant depuis deux ans mais qu’elle était surtout malheureuse avec son mari. Je n’eus plus de nouvelles de Juliette après cette entrevue et elle ferma son blog.
Sur les blogs et les forums dédiés aux relations extraconjugales, qu’elles la revendiquent ou qu’elles la fuient, l’image de la putain est omniprésente dans le discours des femmes ou sur les femmes. Selon les entretiens, la durée de la relation, loin d’atténuer le sentiment d’être fréquentée « seulement pour le sexe » comme on pourrait le penser, tend plutôt à l’accroître, avant qu’une séparation ou une reconfiguration de la relation ne vienne l’atténuer. En effet, la peur d’être prise pour une putain par son amant n’est pas immédiate. Les premiers temps d’une liaison amoureuse signifient souvent, pour les femmes, l’amorce d’une possible nouvelle conjugalité. Durant les premiers mois de la relation, la focalisation de celle-ci sur une sexualité torride est interprétée comme un effet de la passion amoureuse. Ce n’est qu’après plusieurs mois, voire une première année, que les femmes commencent à questionner le sens de la relation. Pendant une période relativement longue (quelques mois ou quelques années), le spectre de la relation prostitutionnelle les hante. Il s’agit de périodes de négociations implicites ou explicites sur l’orientation de la liaison. Si la relation extraconjugale s’installe en tant que telle, pour elle-même, et que les femmes concernées renoncent à l’officialisation, une recomposition des représentations et des pratiques s’opère le plus souvent, qui donne une certaine place à des rendez-vous qui ne sont pas directement orientés vers la sexualité.
[b][u]Consentements féminins[/u][/b]
Généralement, les hommes annoncent dès les premiers jours de la relation à leur amante mariée qu’ils ne quitteront pas leur épouse. Jeanne, une femme mariée de 90 ans qui a eu un amant marié, dont la relation a duré quarante ans et n’a cessé qu’avec le décès de l’amant, m’a expliqué, comme Luce*, que dès le début de leur liaison, l’homme dont elle était tombée amoureuse lui avait assuré qu’il ne quitterait pas son épouse. Elle dit l’avoir accepté et ne plus jamais être revenue sur cette question.
[i]Alors, son épouse, c’était sa cousine. Il était marié avec sa cousine. Donc, il était avec elle depuis toute sa vie. Donc, sa cousine, c’était quelqu’un... D’ailleurs, je la connais. C’est une personne très intelligente et puis qui devait l’adorer, je pense. [...] Il m’avait dit tout de suite – sa femme s’appelait Lucie – : « Je ne me séparerais jamais de Lucie. » Ça, je me l’étais mis dans la tête.[/i] (Jeanne, printemps 2012.)
Il semblerait ainsi que l’inscription irrévocable de la relation dans la clandestinité relève systématiquement d’un positionnement masculin. La marge de manœuvre des femmes consiste alors à choisir entre poursuivre la relation selon les conditions fixées par l’amant ou bien y mettre fin. Face à ce dilemme, celles dont j’ai recueilli les discours ont toujours préféré poursuivre tout en imaginant, pour la plupart, que le pacte initial pourrait être révisé ultérieurement. Rares sont les femmes, en effet, qui ont pris au sérieux l’immuabilité annoncée de la relation avec leur amant. Seules les femmes âgées que nous avons rencontrées, qui ont connu leur amant à une époque où le divorce était moins courant qu’aujourd’hui, ont immédiatement intégré l’idée que leur amant ne quitterait pas sa femme. Elles ont aussi, plus rapidement que les femmes des générations plus jeunes, inscrit volontairement leur liaison dans la durée, demandant, en contrepartie de l’ombre, une attention de la part de l’homme supposant une disponibilité conséquente, des contacts quotidiens et l’expression du sentiment amoureux à travers un comportement romantique. Par exemple, Luce avait fait savoir à son amant Antoine* qu’elle aimerait recevoir des fleurs régulièrement et Jeanne avait demandé au sien qu’il la présente comme son amoureuse dans le cercle restreint de leurs amis communs, duquel était exclue l’épouse.
Pour les femmes plus jeunes, la situation se présente de manière différente. Elles ne sont pas aussi spontanément disposées à renoncer à l’idée d’un avenir officiel avec leur amant, le divorce de celui-ci leur apparaissant comme une possibilité raisonnablement envisageable. Or l’installation dans la durée se fait avec les mêmes contraintes masculines initiales que pour leurs consœurs plus âgées : si le divorce s’est généralisé et que des hommes élèvent seuls leurs enfants, ceux avec lesquels elles se lient ne sont pas plus disposés que leurs aînés à mettre fin à leur couple officiel.
L’histoire d’Anne* est significative à ce sujet. Cette femme divorcée de 47 ans, avec laquelle j’ai eu de longs échanges pendant deux ans, a commencé une liaison avec Laurent (chef de clinique, 49 ans, marié, trois enfants) qu’elle a rencontré dans un congrès de médecine, lorsqu’elle avait 40 ans et qu’elle était encore mariée. Les amants avaient connu chacun de leur côté des « aventures » avant de se rencontrer. Mais leurs sentiments les ont projetés dans une histoire au long cours. Après quatre ans de relation passionnée clandestine, Anne a divorcé car « elle ne supportait plus d’embrasser sa fille le soir, comme si de rien n’était ». Elle n’a pas dit à son mari qu’elle avait un amant, elle a avancé le fait que ses sentiments pour lui étaient éteints. Elle espérait que Laurent quitte à son tour son épouse mais il n’en a rien fait. Ils ont pourtant continué de se fréquenter, « ne pouvant se séparer ». Anne avait néanmoins le sentiment de s’être fait gruger et les disputes et ruptures avec son amoureux sont devenues fréquentes. Deux ans après son divorce, Anne a décidé de quitter Laurent. Elle lui en voulait d’avoir toujours donné des signes d’un avenir commun possible, de l’avoir laissée quitter son conjoint comme si cela ne le concernait pas, d’avoir passé des week-ends et des petites vacances avec elle et sa fille sans jamais avoir eu l’intention véritable de s’engager avec son amante.
Elle a alors rencontré un homme sans engagements, Sébastien (54 ans, avocat, divorcé, deux enfants), avec lequel elle a engagé une relation qui l’a comblée durant les premiers mois. Elle éprouvait de nouveau les plaisirs d’une relation licite : sortir sans se cacher, se téléphoner sans règles de discrétion à respecter, fréquenter la famille et les amis ensemble... Et avoir des rapports sexuels au domicile de l’homme ! Mais cette liberté retrouvée a été abandonnée de nouveau quelques mois plus tard, lorsque Laurent est réapparu dans la vie d’Anne. Il lui a dit qu’il voulait vivre avec elle mais qu’il ne parvenait pas à se décider. Elle a pensé alors que « tout redevenait possible ». Rapidement, ils ont repris leur liaison, de manière plus intense encore qu’autrefois. Laurent a organisé un voyage en Italie avec Anne, des week-ends à la montagne avec elle et sa fille, des sorties et des nuits ensemble. Anne a alors quitté Sébastien sans toutefois lui donner la véritable raison de sa rupture. Mais progressivement, Laurent s’est montré moins présent, moins attentionné et le projet d’une vie avec Anne a été repoussé de nouveau, à jamais. Anne décida alors de cesser toute relation privée et intime avec Laurent.
Trois ans après son divorce, Anne a finalement repris son histoire avec Sébastien. Elle dit que cette relation ressemble à celle qu’elle avait avec son mari, qu’elle n’est pas amoureuse de son partenaire officiel mais que cela lui permet d’être moins dépendante de Laurent. Elle a poursuivi sa liaison avec celui-ci. Elle le présente comme l’homme de sa vie et elle est convaincue qu’un jour, ils mèneront une vie merveilleuse ensemble. Elle ajoute que, de la même manière qu’elle s’est battue pour avoir sa fille (elle avait des problèmes d’infécondité) alors que tout lui monde lui disait qu’il n’y avait plus d’espoir de grossesse, de même sa vie avec Laurent est l’autre combat de sa vie, celui auquel personne ne croit, sauf elle. Le récit d’Anne en 2013 est marqué par le modèle romantique de l’amour mais il est aussi le récit de la recomposition d’une configuration de vie extraconjugale, avec la mise en place d’une union officielle permettant de « tenir » la relation clandestine. La représentation idéalisée de l’amour sur laquelle se fondent ces relations cachées est celle de l’amour romantique : absolu, autosuffisant, exclusif, intemporel et unique, avec en outre l’obstacle que représente le mariage de l’homme pour aboutir (enfin) à la « véritable » union. La mise à l’épreuve du lien entre les amants ne fait d’ailleurs que consolider le sentiment de vivre un « grand amour » qui doit franchir des obstacles conséquents avant de s’épanouir pleinement.
Mais l’amour ne résiste pas à tout. Anne a continué de souffrir des comportements de Laurent qui la comblait quand il était avec elle et la laissait angoissée et frustrée quand, pendant plusieurs jours, il ne la contactait pas. Le va-et-vient d’une relation qui passait de rencontres torrides à des temps sans contact, conduisit finalement Anne à faire appel à l’aide d’un psychologue. Progressivement, la vision qu’Anne portait sur sa relation changea. Elle commença à se percevoir comme une femme maltraitée émotionnellement par son amoureux, à concevoir qu’elle autorisait implicitement l’homme qu’elle aimait à avoir un comportement irrespectueux envers elle. Peu à peu, elle devint moins tolérante face aux silences et aux distances de Laurent, moins angoissée également à l’idée de le perdre. En 2014, elle le quitta.
[i] J’ai pris une porte dans la gueule. Ma famille a explosé en plein vol, il n’en a rien eu à foutre ni quand c’est arrivé, ni après. Il a continué à vivre avec sa femme sous prétexte qu’un divorce conduirait ses enfants à l’échec scolaire ! [Rire sarcastique.] Ses enfants sont dans des grandes écoles, ils ont plus de 20 ans aujourd’hui ! Ses enfants sont des fils à papa. Il n’y a que l’image qui compte dans cette famille : les voyages lointains qu’on raconte aux copains, le classement scolaire des enfants, la couleur de la façade de leur maison, la marque des voitures, la silhouette de madame, le golf de monsieur... J’ai renié toutes mes valeurs avec Laurent. J’ai fini par aimer ce que je n’aimais pas, tout ce qui n’était pas moi. Je viens d’un milieu modeste, même si aujourd’hui, je gagne très bien ma vie. Mon mari était dans le social. Laurent, c’est un mec qui ne marche qu’à l’argent. [Est-ce que tu penses que tu aurais quitté ton mari si tu n’avais pas rencontré Laurent ?] Non. Non, je ne l’aurais pas quitté. C’est un mec bien, on s’entendait bien... Bon, aujourd’hui, avec le recul, quand je le revois, je le trouve vieilli et ennuyeux. Il n’était déjà pas très dynamique, ni amusant quand on était ensemble, ce qui était un vrai contraste avec Laurent qui était, lui, très sûr de lui, entreprenant, sociable... Mon mari, aujourd’hui, ne me plairait plus, mais il aurait peut-être évolué autrement sans le divorce. Qui sait ? Mais sans Laurent, à cette époque, je ne l’aurais pas quitté. [...]
Si je pouvais, j’aimerais dire à toutes les femmes qui vivent ça qu’elles arrêtent ! Les prévenir que c’est une arnaque, une perte de temps ! Moi, aujourd’hui, je considère que c’est une perte de temps... Un château de sable. Qu’est-ce qui me reste de mon histoire avec Laurent ? Quand je vois son nom apparaître sur mon portable, je le regarde avec indifférence et je ne réponds pas. Pendant plus de six ans, j’ai couru pour passer quelques heures avec lui. Je suis allée au bout du monde pour lui. Une année, il est parti aux États-Unis pour son travail et j’ai dit chez moi que j’avais un congrès de médecine là-bas et je l’ai rejoint. J’organisais mes rendez-vous professionnels en fonction de son planning ! Une fois, il est allé voir un voyant pour savoir si nous allions vivre ensemble !!! [Rires.] Comme si la décision ne lui appartenait pas ! Je l’ai trouvé pathétique. Mais j’ai continué... Pourquoi ? Comment ? Je ne sais pas mais, sincèrement, ces histoires, ça ne vaut pas la peine. Ces hommes, ils peuvent te dire à midi qu’ils t’aiment et le soir dire la même chose à leur femme. On ne peut rien construire avec des hommes comme ça. [/i](Anne, automne 2014.)
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