Approche sociologique de l'infidélité longue durée

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Étendre la vue Revue du sujet : Approche sociologique de l'infidélité longue durée

Approche sociologique de l'infidélité longue durée

par Sans Prétention » mer. 1 mai 2019 15:29

Grand résumé de Amours clandestines.
Sociologie de l’extraconjugalité durable, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2016


Le multipartenariat, dans lequel prend place l’infidélité conjugale, n’est pas rare. L'enquête quantitative dirigée par Nathalie Bajos et Michel Bozon (12 364 personnes interrogées en 2006) (Bajos & Bozon, 2008, pp. 223-224) montre en effet que 34% des hommes et 24% des femmes déclarent avoir vécu au moins une période de relations parallèles. Ces proportions augmentent fortement avec le nombre de partenaires au cours de la vie entière. La situation de non exclusivité sexuelle (même si elle ne renvoie pas toujours à l'infidélité conjugale : l'échangisme ou le multi-partenariat consenti au sein d'un couple constituent aussi des situations de non exclusivité sexuelle), bien qu'elle soit généralement de courte durée, est donc plutôt fréquente. En outre, on peut considérer qu’il existe un marché sexuel ou amoureux extraconjugal pour les individus ayant plus de 25 ans, dans la mesure où à partir de cet âge, pour les personnes « libres », « la grande majorité des partenaires potentiels sont en couple ou engagés dans des relations stables » (Beltzer & Bozon, 2006).

Les analyses sociologiques de l’infidélité conjugale s’inscrivent prioritairement dans le sillon de la thèse de Peter Berger et Hansfried Kellner (Berger & Kellner, 2007). Selon ces auteurs, le mariage est « un instrument nomique puissant » (Ibid., p. 59) à l’intérieur duquel s’élaborent les identités intimes des individus. Ainsi, d’après François de Singly et Florence Vatin, l’extraconjugalité répondrait à des dissonances entre une identité statutaire produite dans le couple officiel et une identité intime qui s’exprimerait dans le couple adultère (Singly & Vatin, 2000). Les individus ayant une relation amoureuse cachée construiraient un « monde à eux », leur permettant de s’extirper, partiellement, des conventions sociales ou de trouver des satisfactions personnelles hors de leur couple (Le Van, 2010).

Prenant acte de ces analyses et me proposant de les réviser à la fois sous l’angle des socialisations et celui du genre, dans Amours clandestines, j’ai traité les relations extraconjugales durables (ce que l’on nomme communément les « doubles vies ») en tant que faits sociaux à part entière. J’ai recherché les normes et les valeurs qui les fondent en reconstruisant les parcours d’individus concernés. Le non-respect de l’exclusivité sexuelle dans le couple ne couvre pas entièrement la notion d’infidélité conjugale. En effet, celle-ci concerne également la dérogation à la norme d’exclusivité affective envers le partenaire officiel (Nagy, 2005). Ce livre s’intéresse ainsi au développement de relations amoureuses durables et intenses comprenant des rapports sexuels à l’insu du ou de la partenaire officiel-le, dans le cadre d’unions hétérosexuelles stabilisées et fondées sur l’exigence d’exclusivité amoureuse et sexuelle. Après une partie méthodologique, ce texte rendra compte des deux axes d’analyse centraux dans le livre : les parcours individuels d’une part et le genre d’autre part.

Enquête au cœur des amours clandestines

L’enquête permettant d’observer l’extraconjugalité durable a impliqué d’entrer dans les univers secrets des individus concernés. Les amours clandestines sont en effet par définition cachées et les personnes disposées à apporter leur témoignage sont donc difficiles à rencontrer. C’est pourquoi l’exploration des amours adultères s’est révélée une entreprise complexe qui a impliqué de longues démarches d’approche (durant plusieurs mois, parfois plus d’une année) des personnes susceptibles d’être interviewées. Les discours recueillis pour ce livre proviennent à la fois de rencontres réalisées à travers mes réseaux personnels et de contacts pris sur des blogs. Cela m’a permis de recueillir vingt-trois récits de vie, issus d’entretiens d’une durée de trois à six heures, menés avec quatorze femmes et neuf hommes. Ces entretiens ont été précédés et suivis d’échanges téléphoniques ou de courriels ainsi que de plusieurs rencontres informelles qui ont permis de suivre l’histoire des individus durant plusieurs mois ou années après la réalisation des entretiens biographiques. Une attention particulière a du être portée à l’anonymat et à la confidentialité aussi bien au moment de la réalisation des interviews (lieux, négociations pour l’enregistrement) qu’au moment de leur restitution dans le manuscrit.

Concernant la population d’enquête, j’ai retenu des individus qui disaient aimer une autre personne que leur partenaire officiel et entretenir une relation extraconjugale de plus de deux ans, de manière régulière, avec des rencontres fréquentes (plusieurs fois par mois en moyenne). Les interviewés avaient, au moment de l’enquête, entre 42 et 90 ans, certaines femmes avaient divorcé au cours de leur relation extraconjugale. Les hommes étaient tous mariés. Les personnes interrogées appartiennent aux catégories sociales intermédiaires et supérieures. L’absence de disparités socioéconomiques importantes au sein de la population d’enquête ne relève pas d’une volonté initiale de restreindre mon enquête à ces milieux sociaux mais d’un effet de terrain. Par les réseaux de sociabilité, j’ai prioritairement accédé à des individus appartenant à des catégories sociales proches de la mienne. Par les blogs Internet, on a affaire à des individus qui, non seulement, sont familiers des modes de communication virtuels, mais qui sont également investis dans une « écriture de soi » sur Internet aisée et ordinaire.

J’ai également analysé un corpus de textes construit à partir de la recension de six blogs (environ 300 billets pour chaque blog durant un peu plus de deux ans) : quatre blogs de femmes mariées connaissant une relation amoureuse durable clandestine avec un homme marié et deux blogs d’hommes ayant une relation adultère durable. J’ai rencontré les auteurs de ces blogs, à plusieurs reprises pour certains, et mené des entretiens informels avec eux. Les blogueurs concernés avaient entre 40 et 50 ans, des enfants et des situations socioéconomiques relativement élevées.

Parcours « d’infidèles »


Au début de la recherche, j’ai supposé que les individus impliqués dans des amours clandestines avaient incorporé des dispositions (Lahire, 1998) spécifiques au cours de leur socialisation enfantine. Mais il n’est pas apparu de récurrences dans les récits biographiques (ni sémantiques, ni factuelles) permettant de dégager des inclinaisons pour le mensonge ou l’occultation élaborées précocement. J’ai alors examiné les parcours conjugaux et amoureux à l’âge adulte en faisant l’hypothèse que les savoir-faire, les savoir-être, les goûts et les dégoûts « facilitant » le développement d’une double vie se construisaient prioritairement à l’intérieur des socialisations amoureuses et conjugales. Ainsi, parties d’une sociologie des dispositions, les analyses se sont orientées progressivement vers les transformations de soi à l’œuvre dans des parcours biographiques individuels. La notion de « parcours » est ainsi centrale dans cette recherche. Elle m’a conduite à porter l’attention sur les relations entre des itinéraires sociaux, des identifications passées, des ressources symboliques, matérielles et relationnelles des individus.

J’ai ainsi observé que la poursuite d’une relation clandestine au-delà des premiers émois ou des premiers rapports sexuels et son inscription dans des temps et des espaces relativement ritualisés sont fortement dépendantes de l’expérience préalable de l’extraconjugalité d’au moins un des partenaires. En effet, les couples adultères qui durent sont rarement composés de deux personnes totalement inexpérimentées en la matière. Le cas de figure le plus courant est celui de deux personnes qui ont déjà été infidèles. Néanmoins, les infidélités antérieures à la relation clandestine dans laquelle les individus étaient installés au moment de l’enquête (ou dont ils venaient de sortir) étaient fortement minorées dans les récits. Les personnes interviewées (ou lues) ne pensaient pas leur histoire conjugale comme étant marquée par des infidélités, bien que des transgressions de la norme d’exclusivité sexuelle avaient déjà eu lieu par le passé. Les aventures qui avaient précédé la relation dont il était question dans l’entretien étaient relatées comme des incidents de parcours. Cependant, de digression en digression à la norme de véracité et d’exclusivité du couple, les interviews montrent que les individus acquièrent des savoir-faire et des savoir-être propices à l’occultation d’une partie de leur vie à leur conjoint. Ils apprennent aussi, implicitement, à tester les limites de ce qu’ils peuvent faire sans générer de trop grandes suspicions chez celui-ci.

Ce qui prévaut dans le système de pensée qui adosse les doubles vies est ainsi l’image de soi comme une personne sérieuse, menant une vie familiale sérieuse. Hommes et femmes se pensent fidèles dans leur infidélité : fidèles à un engagement à vie envers leur conjoint, fidèles à leur engagement comme père ou mère, fidèles à ce qu’ils imaginent des attentes de leur conjoint envers eux. Que la digression par rapport à la norme de l’exclusivité sexuelle et affective dans la conjugalité soit présentée comme un choix délibéré (les individus disent avoir décidé de chercher d’autres partenaires), ou bien comme le fruit d’un hasard contre lequel on n’a pas lutté (les individus signalent ne pas avoir choisi de tomber amoureux-se de leur amant-e), elle est présentée chez les individus concernés comme garante du mariage et de la famille.

Si le couple officiel n’est pas toujours dépeint comme étant gratifiant, la famille comme entité constituée des enfants et des parents est systématiquement présentée comme un écrin de perfections relationnelles, affectives, émotionnelles ; comme un havre de bonheurs simples et essentiels. Blogueurs et blogueuses contribuent notamment à la valorisation éthico-sociale d’une manière d’être ensemble conçue comme « solidaire » (mais aussi structurée et hiérarchisée avec, en tête de l’organisation, le « père de famille ») et « familière » qui renvoie aux représentations dominantes d’unité et d’unicité du groupe familial préservé du monde extérieur. Le profond ancrage de ces discours dans l’idéologie familialiste implique une représentation de la division familiale comme « étant un malheur au principe de tous les malheurs » (Lenoir, 2003, p. 45) et constitue l’une des explications du maintien du couple conjugal. Ainsi, les discours analysés affichent à la fois un amoralisme en ce qui concerne les normes conjugales et sexuelles et un moralisme pour ce qui a trait à la famille : responsabilité parentale, éducation des enfants, rôle du père, union hétérosexuelle, stabilité des relations conjugales.

L’organisation genrée des amours clandestines

L’histoire de l’adultère est marquée par le traitement différent des hommes et des femmes (l’adultère féminin a fait l’objet de sanctions juridiques bien plus importantes que l’adultère masculin), jusqu’à la loi sur le divorce de 1884. S’intéresser à l’infidélité conjugale, c’est ainsi s’intéresser à un domaine de la vie sociale construit institutionnellement sur une représentation inégalitaire des sexes. De plus, émotions, représentations et pratiques de l’amour, de la sexualité, du couple et de la famille sont profondément travaillées par le système social de genre comme de nombreux travaux le montrent. C’est pourquoi j’ai observé les liaisons clandestines en chaussant les « lunettes du genre » (« lenses of gender », [Bem, 1993]) et suivi les analyses de Raewyn W. Connell (1995) qui montre que le système social de genre est variable selon les contextes institutionnels.

De ce point de vue, l’univers de l’extraconjugalité est ancré dans trois systèmes idéologiques : le « partage des femmes » (division symbolique des femmes selon leur vertu supposée) ; le familialisme (associée au conjugalisme) et l’érotisation de la virilité. Premièrement, les hommes soulignent les satisfactions sexuelles que leurs amantes leurs procurent. La plupart expérimentent avec elles des pratiques sexuelles nouvelles pour eux ou non pratiquées avec leur conjointe : rapports sexuels dans des lieux publics, sodomie, fellations, échangisme, usage de sex-toys, visionnage de films pornographiques avec l’amante, pratiques sado-masochistes, etc. Les maîtresses sont ainsi perçues (et se donnent à voir à ces hommes) comme ayant un goût marqué pour la pratique de la sexualité ; les épouses comme ayant un dégoût marqué pour celle-ci.

Un classement des femmes plus ou moins explicite apparaît ainsi dans les discours masculins. Il prend racine dans le processus multi-séculaire de contrôle du corps et du comportement des femmes qui les divise en deux groupes adverses, les « putains » et les autres (Pheterson, 2001). Le positionnement symbolique des maîtresses du côté de « la putain » n’est cependant pas univoque puisque nous avons affaire à des hommes qui éprouvent des sentiments amoureux envers leur amante. En effet, on observe des ambivalences dans les discours masculins entre l’appropriation implicite du « stigmate de la putain » et l’amour porté à la femme qui l’incarne dans leur vie.

Du côté des femmes, le « stigmate de la putain » est incorporé par toutes les femmes et donne lieu à des souffrances morales et des tensions internes singulières. La crainte d’être une « pute gratuite » croît à mesure que l’officialisation de l’amour clandestin devient de plus en plus improbable. Effectivement, si au fil des premiers mois, la relation clandestine est parfois envisagée par les deux partenaires comme pouvant conduire à la constitution d’un nouveau couple officiel (supposant bien évidemment la séparation d’avec les partenaires officiels), les années passant, cette possibilité s’éloigne ou bien est totalement écartée. Progressivement les amours clandestines deviennent ainsi des « amours impossibles » dans l’esprit des femmes. Mais l’idéal amoureux auquel elles se réfèrent confère un sens relativement positif au « statut de maîtresse » considérant que l’amour qu’elles partagent avec « leur homme » est unique et comporte, par la force des choses, une part de sacrifice.

Il ne s’agit pas cependant d’assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression en suggérant qu’elles adopteraient délibérément des stratégies de soumission ou qu’elles aimeraient leur propre domination « par une sorte de masochisme constitutif de leur nature. [...] la reconnaissance de la domination suppose toujours un acte de connaissance, cela n’implique pas pour autant que l’on soit fondé à la décrire dans le langage de la conscience [...] » (Bourdieu, 2002, p. 62). La violence symbolique masculine est une composante des amours clandestines à n’en pas douter. N’est-elle pas une composante des amours officielles aussi ? La réponse à cette question occupe beaucoup de travaux de sociologie et de psychologie du genre intéressés par les mécanismes du système de genre au cœur des relations intimes. Mais, à la différence des couples officiels, les couples illégitimes ne sont pas soumis aux normes d’égalité conjugale entre les sexes. L’idée que les partenaires sont égaux se place du côté du partage des tâches domestiques et, éventuellement, de la contribution matérielle au foyer. Mais l’inégale puissance des corps, des désirs sexuels et des attentes amoureuses demeure un bastion de la domination masculine. Hors institution et aux marges du couple officiel, les amours clandestines se développent à côté de la norme d’égalité et se construisent exclusivement sur les bases des représentations naturalistes et psychologisantes des différences des sexes qui rangent les hommes du côté de la puissance et de l’action et les femmes du côté de l’attente et de la faiblesse.

Ainsi, dans l’univers des amours clandestines, la souffrance amoureuse se décline au féminin. Toutefois, comme le montre la sociologue Sonia Dayan-Herzbrun, une femme peut tirer des gratifications non négligeables de sa relation intime avec un homme : la satisfaction du désir hétérosexuel est en effet souvent rattachée à l’acceptation volontaire, pleinement assumée, d’une position d’infériorité vis-à-vis du partenaire « mâle » (Dayan-Herzbrun, 1982). Le dévouement, la compassion, la remise de soi, la discrétion, qualités traditionnellement associées à la féminité, trouvent dans les amours clandestines un terrain propice à leur expression. Par conséquent, il y a tout lieu de penser que les jardins secrets, en dérogeant aux normes conjugales dominantes d’exclusivité et de véracité, s’émancipent aussi des injonctions contradictoires auxquelles sont soumis hommes et femmes dans le couple amoureux contemporain où le désir hétérosexuel « doit » se conjuguer avec une égalité des partenaires.

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