par Sans Prétention » mer. 19 juil. 2017 14:14
Catherine Millet : "La jalousie, c'est l'enfer"
(...)
Elle, jalouse? On ne s'y attendait pas. Catherine Millet, telle qu'en elle-même la légende l'épouse, semblait si peu possessive, si généreuse de son propre corps, si prompte à s'offrir à qui pouvait lui donner du plaisir, qu'on ne l'imaginait guère en tigresse sortant les griffes pour empêcher de jeunes rivales d'approcher son mari.
Il faut se rappeler en effet l'incroyable séisme que provoqua, en 2001, «la Vie sexuelle de Catherine M.» (Seuil), vendu dans le monde à plus de 1,2 million d'exemplaires. Une femme d'une cinquantaine d'années, par ailleurs directrice de la revue «Art Press», commissaire d'exposition, spécialiste de Salvador Dalí et d'Yves Klein, y écrivait: «J'ai partouzé dans les semaines qui ont suivi ma défloration» et ajoutait : «On m'attrape et on me tourne en tout sens comme on veut.»
Sur un ton volontairement neutre et laconique, elle racontait comment elle se livrait «à un nombre incalculable de mains et de verges», «baisait par-delà toute répugnance», se faisait prendre par des hommes anonymes dans les parkings souterrains, les stades à ciel ouvert, les bois de la capitale, les cabines des semi-remorques, les camionnettes de la Ville de Paris, les cimetières, les gares, les placards des salles d'exposition et jusqu'aux bureaux d'«Art Press».
Et pourtant, cette même femme avait - et a toujours - un amour, une passion fixe, l'écrivain Jacques Henric, rencontré lorsqu'elle avait 24 ans, et lui-même auteur de «Légendes de Catherine M.» (Denoël). Si elle tenait ses propres et machinales pratiques sexuelles pour anecdotiques, elle élevait au contraire son couple à la hauteur d'un absolu. Indifférente à l'hygiène, aux préjugés et plus encore aux sentiments, elle laissait les hommes de passage disposer de son corps, jugeant qu'il n'engageait pas sa personne, mais réservait à son mari, dont elle avait fait «un mythe», le corps exclusif de l'amour.
Alors, le jour où Catherine Millet découvrit que, de son côté, Jacques Henric ne se privait pas d'avoir des aventures, elle s'écroula. «Jour de souffrance*» est le récit méthodique de cette jalousie qui naît presque par hasard, croît à la vitesse d'une herbe folle, envahit l'espace vital, prospère, étouffe, détruit, et ne rend jamais les armes. Tant il est vrai, comme le pensait Montaigne, que, «de toutes les maladies de l'esprit, la jalousie est celle à qui le plus de choses servent d'aliment et le moins de choses, de remède».
A mesure qu'elle fouille dans les papiers de son mari, contrôle ses allées et venues, progresse dans son enquête, Catherine Millet décrit, de manière clinique, l'accélération vertigineuse de son rythme cardiaque, sa difficulté à respirer, ses crises d'angoisse, de rage, de larmes, ses cauchemars récurrents, les fantasmes que sa méfiance fabrique heure après heure («Je ne rêvais plus ma vie sexuelle, je rêvais celle de Jacques»), l'étendue de son désarroi, les anxiolytiques qu'elle ingurgite en vain, les conflits de plus en plus ouverts avec celui qu'elle suspecte «d'infatigables priapées avec d'autres femmes». Et, pour tenter de raisonner sa douleur, elle cherche dans son enfance, son passé, sa vie, la source obscure de son mal, l'explication de sa disposition naturelle à imaginer le meilleur comme le pire. L'origine du monde.
Ecrit dans une très belle langue, dont la clarté, l'élégance et les nuances évoquent parfois les «Lettres de la religieuse portugaise», «les Liaisons dangereuses» ou les grandes salonnières du siècle des Lumières - Mme du Deffand, Julie de Lespinasse -, «Jour de souffrance» explore, de manière très singulière, une maladie intemporelle et universelle. C'est aussi un chant d'amour poignant à celui qui, dans «Légendes de Catherine M.», écrivait, comme s'il voulait la rassurer: «Tous les corps et toutes les existences de femmes qui habitent mes romans et mes essais ont été façonnés à partir d'elle.»
*Jour de souffrance, par Catherine Millet,
Flammarion, 280 p., 20 euros. En librairie le 27 août.
Source et suite :
http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20 ... enfer.html
[b]Catherine Millet : "La jalousie, c'est l'enfer"[/b]
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Elle, jalouse? On ne s'y attendait pas. Catherine Millet, telle qu'en elle-même la légende l'épouse, semblait si peu possessive, si généreuse de son propre corps, si prompte à s'offrir à qui pouvait lui donner du plaisir, qu'on ne l'imaginait guère en tigresse sortant les griffes pour empêcher de jeunes rivales d'approcher son mari.
Il faut se rappeler en effet l'incroyable séisme que provoqua, en 2001, «la Vie sexuelle de Catherine M.» (Seuil), vendu dans le monde à plus de 1,2 million d'exemplaires. Une femme d'une cinquantaine d'années, par ailleurs directrice de la revue «Art Press», commissaire d'exposition, spécialiste de Salvador Dalí et d'Yves Klein, y écrivait: «J'ai partouzé dans les semaines qui ont suivi ma défloration» et ajoutait : «On m'attrape et on me tourne en tout sens comme on veut.»
Sur un ton volontairement neutre et laconique, elle racontait comment elle se livrait «à un nombre incalculable de mains et de verges», «baisait par-delà toute répugnance», se faisait prendre par des hommes anonymes dans les parkings souterrains, les stades à ciel ouvert, les bois de la capitale, les cabines des semi-remorques, les camionnettes de la Ville de Paris, les cimetières, les gares, les placards des salles d'exposition et jusqu'aux bureaux d'«Art Press».
Et pourtant, cette même femme avait - et a toujours - un amour, une passion fixe, l'écrivain Jacques Henric, rencontré lorsqu'elle avait 24 ans, et lui-même auteur de «Légendes de Catherine M.» (Denoël). Si elle tenait ses propres et machinales pratiques sexuelles pour anecdotiques, elle élevait au contraire son couple à la hauteur d'un absolu. Indifférente à l'hygiène, aux préjugés et plus encore aux sentiments, elle laissait les hommes de passage disposer de son corps, jugeant qu'il n'engageait pas sa personne, mais réservait à son mari, dont elle avait fait «un mythe», le corps exclusif de l'amour.
Alors, le jour où Catherine Millet découvrit que, de son côté, Jacques Henric ne se privait pas d'avoir des aventures, elle s'écroula. «Jour de souffrance*» est le récit méthodique de cette jalousie qui naît presque par hasard, croît à la vitesse d'une herbe folle, envahit l'espace vital, prospère, étouffe, détruit, et ne rend jamais les armes. Tant il est vrai, comme le pensait Montaigne, que, «de toutes les maladies de l'esprit, la jalousie est celle à qui le plus de choses servent d'aliment et le moins de choses, de remède».
A mesure qu'elle fouille dans les papiers de son mari, contrôle ses allées et venues, progresse dans son enquête, Catherine Millet décrit, de manière clinique, l'accélération vertigineuse de son rythme cardiaque, sa difficulté à respirer, ses crises d'angoisse, de rage, de larmes, ses cauchemars récurrents, les fantasmes que sa méfiance fabrique heure après heure («Je ne rêvais plus ma vie sexuelle, je rêvais celle de Jacques»), l'étendue de son désarroi, les anxiolytiques qu'elle ingurgite en vain, les conflits de plus en plus ouverts avec celui qu'elle suspecte «d'infatigables priapées avec d'autres femmes». Et, pour tenter de raisonner sa douleur, elle cherche dans son enfance, son passé, sa vie, la source obscure de son mal, l'explication de sa disposition naturelle à imaginer le meilleur comme le pire. L'origine du monde.
Ecrit dans une très belle langue, dont la clarté, l'élégance et les nuances évoquent parfois les «Lettres de la religieuse portugaise», «les Liaisons dangereuses» ou les grandes salonnières du siècle des Lumières - Mme du Deffand, Julie de Lespinasse -, «Jour de souffrance» explore, de manière très singulière, une maladie intemporelle et universelle. C'est aussi un chant d'amour poignant à celui qui, dans «Légendes de Catherine M.», écrivait, comme s'il voulait la rassurer: «Tous les corps et toutes les existences de femmes qui habitent mes romans et mes essais ont été façonnés à partir d'elle.»
[i]*Jour de souffrance, par Catherine Millet,
Flammarion, 280 p., 20 euros. En librairie le 27 août.
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Source et suite : http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20080821.BIB1856/la-jalousie-c-039-est-l-039-enfer.html